Les Patriarches du Désert. Paul Shepard

Il me semble avisé de présenter, de nouveau, aujourd’hui, cette traduction que j’ai réalisée, vers 2010, du chapitre “The Desert Fathers” qui est extrait de l’ouvrage, datant de 1998, “Nature and Madness”, de Paul Shepard (1925-1996) que je découvris en oeuvrant avec le Nagual John Lash. Les ouvrages de Paul Shepard sont absolument sublimes – et, bien évidemment, jamais traduits en Français par le complexe militaro-éditorial. Paul Shepard évoque, dans cet essai, la destruction de la sexualité des adolescents par les Monothéistes de toutes purulences Abrahamiques. J’en profite, ainsi, pour tirer une énorme salve de reconnaissances à Ghis – Ghislaine Lanctôt – auteur de l’ouvrage “La Mafia Médicale”, que je lisai, vers 1997, lorsque nous créâmes, en France, le Laboratoire Elixirs Floraux DEVA.

Bravo Ghis pour ta lutte contre la Mafia Médicale et la Mafia Vaccinaliste! Ghis est toujours en incarnation: une championne de propulsion d’armes de destruction massive à l’encontre de la Mafia Pharmacratique. En vérité, une championne de la dénonciation de l’infanticide… qui est le fondement de notre tissu social vérolé par un virus extra-terrestre symbolisé par le sacrifice de l’enfant sur l’autel. Ghis peut être contactée via son site web, Personocratia. Xochi

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Si les idées possèdent des habitats, dont elles procèdent et dans lesquels elles prospèrent, l’orée du désert pourrait être alors qualifiée de berceau de la pensée Occidentale. Historiquement parlant, cela est bien connu car les peuples des paysages désertiques de l’Egypte, de Sumer, de l’Assyrie, de la Palestine, et des régions de l’Eurasie et de l’Europe de l’est qui bordent la Mer Méditerranée, ont modelé le paradigme de la civilisation Occidentale.

Afin de mieux appréhender cette aridité de culture, il nous faut prendre nos distances par rapport aux conventions de l’histoire tout en ayant recours néanmoins aux archives du passé car le concept même d’histoire est une invention Occidentale dont le rouage central est le rejet de l’habitat, la formulation de l’expérience comme étrangère à la nature et la réduction de l’espace à une localisation. Pour l’histoire, les plaines et les défilés de l’orée du désert ne sont qu’une scène sur laquelle se joue le drame humain. L’histoire ne conçoit uniquement le passé qu’en termes de biographie et de nations. Elle recherche la causalité dans la personnalité consciente, spirituelle et ambitieuse des hommes et elle les immortalise dans ses récits.1

Le désert est un espace sensoriel puissant et unique. Le silence et le vide sont les descriptions ambivalentes de sons et de paysages. Le désert est simultanément un espace d’isolation sensorielle et d’intense surstimulation – trop peu de vie, trop de chaleur, trop peu d’eau, trop de ciel. Son ombre fraîche offre “un délice thermique” mais le désert, cependant, évoque également les terreurs de l’enfer.2 Son amplitude et sa perspective, l’étendue entre les horizons et la majestuosité des étoiles, ses vents et ses mirages, sa vie cachée et ses formes ostensibles semblent à la fois accentuer et nanifier l’être humain. Son impact sensoriel est profondément stimulant et perturbant: un choc massif pour le système limbique humain – la base neuronale de la réaction émotionnelle – qui semble exiger quelque logique ou quelque interprétation.

Entre les sens et la logique se situe la perception – c’est à dire les instruments de criblage biospychologique, les filtres et les forces combinées de l’inclination intrinsèque et de l’expérience individuelle qui guident l’attention et qui focalisent les potentialités. Ainsi, la signification que l’on prête au désert est précédée d’une sélection préconsciente de ce qui est vu et de son mode de perception. Une myriade de qualités du désert sont en quête d’interprétations: la précision des contours, la linéarité de l’horizon et du mouvement; la séparation des éléments et leur qualité statique et immuable comme s’ils avaient été élaborés par quelque artisan absent; la manière dont la lumière et les ténèbres, le ciel et la terre, la vie et la mort exacerbent le contraste et la dualité; le caractère éphémère des créatures et la fugacité de l’humain; la vitalité vacillante des phénomènes distants tels que les planètes; les choses invisibles mais que l’on entend, en contraste avec l’immobilité gelée du minéral. Voilà quelques-unes des balises préconscientes du processus d’interprétation.

Bien qu’il semble hostile à la vie humaine, le désert – les grandes ceintures sèches qui sont à cheval sur les Tropiques du Cancer et du Capricorne – est le foyer des civilisations du monde. Aux sources d’eau et le long des rivières des régions subtropicales de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, là où se joignent les trois continents, l’histoire vit le jour – non pas vraiment au coeur du désert sableux, mais sur ses bordures. Ces bordures ne sont pas à proprement parler des habitats déserts mais ce sont des “écotones”, des zones de transition écologique. Elles incluent les communautés de buissons maigres dans les marges périphériques des plaines sableuses ou des plateaux rocheux, les zones herbeuses sur les pentes légèrement plus humides, des traces de savanes, la forêt sèche à feuilles persistantes des îles de montagnes, les parcs verdoyants et les terres humides des oasis et des rives des cours d’eau ainsi que les phases d’effondrement de toutes ces communautés végétales qui dégénèrent vers la roche stérile comme conséquence des transformations climatiques et des abus humains.

Ce ne fut jamais l’occupation du désert qui importa mais ses effets d’isolation. Cela commençait avec une soudaineté dramatique sur les bords des vallées où la culture et les habitations s’arrêtaient, un rappel permanent, pour les fermiers et leurs cousins urbains, de la séparation entre fertilité et stérilité. Le désert du Proche Orient était autrefois le domaine des animaux sauvages, des nomades barbares et des envahisseurs à cheval, arrivant du nord et de l’est, avec lesquels les peuples sédentarisés avaient également des relations marchandes.

La vie de village, de ville et de cité dans les grandes vallées, telle qu’on l’appréhende à partir des vestiges archéologiques, fut un tourbillon de dévastation et de tourmente tout autant que de construction et de croissance. Des désastres récurrents sont inscrits dans leurs détritus, y compris la chute des grandes cités théocratiques. Les ruines de ces dernières, dont le nombre dépasse la centaine, sont parmi les plus grands spectacles sur terre. Les cités se suivaient et se bâtissaient sur les fondations dévastées de leurs prédécesseurs. De nos jours, des dizaines de tout petits villages se tiennent sur les décombres ensevelies de centres urbains qui accueillaient autrefois de nombreux milliers d’habitants. Le rythme d’expansion et d’effondrement, qui se dégage des excavations de ces ruines, est celui d’une puissance et d’une prospérité en croissance suivies d’une détérioration environnementale et d’une catastrophe sociale, les marées fatales de puissantes théocraties rendues vulnérables par leur propre succès.

Le cycle commença typiquement avec la concentration de l’autorité et de l’organisation se manifestant au travers de l’expansion guerrière, de la territorialité et de la mise en place de systèmes d’irrigation et de réserves d’eau. La surface de sol productif fut accrue par la distribution soigneusement gérée de l’eau. L’irrigation fit place progressivement à des systèmes hydrauliques complexes et très ramifiés. Lorsque la population se développa au-delà des ressources disponibles, les migrants partirent vers les hauteurs, sur les pas des charbonniers et des bûcherons, et s’installèrent, pour la plupart, comme éleveurs dans les vallées longeant les tributaires des grands fleuves, tels le Tigre et l’Euphrate. Au fil des années, leurs troupeaux grandirent, piétinèrent et dénudèrent les pentes montagneuses, détruisant ainsi leur végétation et érodant les sols. Les terres perdirent leur capacité de rétention d’eau, ce qui amplifia le lessivage après les pluies et fit baisser les nappes phréatiques alimentant les sources et les puits. La variation saisonnière des ressources en eau fut exacerbée par cette succession d’inondations et de pénuries. Le limon menaça d’engorger les retenues d’eau et les kilomètres de systèmes très élaborés de conduits d’eau dont dépendait l’agriculture.3

La culture, une fois que toutes les terres labourables furent occupées, s’intensifia. Les monocultures, le contrôle des pestes et des adventices, et l’intensité accrue de ce que l’on exigeait du sol, mirent en place toutes les conditions favorisant des irruptions périodiques de pathologies végétales ainsi que d’invasions de pestes et de parasites dont les nourritures sauvages avaient été éradiquées. Les déficiences en oligoéléments et la salinisation des sols favorisèrent également la débâcle.

Alors que les chefferies étaient avalées par les royaumes et que les royaumes se confrontaient à d’autres royaumes, les stratégies défensives requirent de plus en plus d’hommes, ce qui fragilisa la gestion bureaucratique des terres. L’isolement partiel des grands états-cités transforma toute la région en une vaste expérimentation de propagation de maladies humaines de telle sorte qu’en dépit de sa résistance à l’eau et à la nourriture contaminées, à des souches locales de virus, de bactéries, de nématodes et de vers plats, le citoyen de ces états devint vulnérable à de nouvelles formes de maladies véhiculées par les marchands et les envahisseurs.

C’est ainsi qu’émergèrent les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse: la conscription, l’esclavage, la famine et la maladie.4 Les cataclysmes de toutes sortes étaient suivis par des ruptures hydrauliques et des dépôts de limons si engorgeants que ni les conquérants, ni les errants ne pouvaient aisément remettre en service les ouvrages hydrauliques ensevelis qui avaient demandé des décades, ou mêmes des siècles, de construction. Eventuellement, une nouvelle cité allait émerger, un centre de pouvoir et de culte dans la région. Ses habitants, à l’instar de leurs prédécesseurs, chercheraient la protection rituelle de leurs dieux dont la connexion avec la terre et ses saisons impliquait une mythologie du sol et de ses forces autochtones, des sources et des rivières, du climat, et des secrets de la germination. Ils allaient essayer de faire de leur mieux pour harmoniser leur société avec les puissances de la nature. Mais en vain car tout cela était voué à l’échec.5

Comme le rythme de ces cycles de catastrophes et de renouveaux se manifestait en termes de nombreuses vies, il était plus ou moins invisible pour ceux qui en faisaient l’expérience. Un observateur étudiant les archives, ou un extraterrestre de passage intéressé par le sujet, pouvait en percevoir la futilité et la sécurité illusoire tant bien même il ne pouvait pas en reconnaître les aspects écologiques. La plupart des hommes des tribus du désert n’étaient pas impliqués mais, de toute manière, ils n’étaient pas à ce point intéressés ou analytiques. Un autre observateur du désert existait en la personne du soit-disant exclu. Par définition, les Hébreux étaient les “exclus”. Bien qu’ils adoptèrent un style nomadique, les Hébreux ne furent jamais de vrais exclus méprisant la vie de la cité à l’image des nomades Arabes. Traînant en marge des villes, qu’ils méprisaient tout en les enviant à la fois, les petites tribus errantes percevaient, avec une vision claire et mordante, la folie des grandes théocraties Païennes qui n’adoraient pas les bons dieux.

Avec l’amplitude la plus ambitieuse de l’histoire du monde, les ancêtres de l’Ancien Testament firent une vertu de leur vagabondage. Ils trouvèrent un filon d’or d’analyse morale en assimilant certains aspects de la transhumance des nomades authentiques tout en rejetant leur fatalisme. Dans un dieu de l’ouragan Sémite, ils trouvèrent une divinité errante qui était partout à la fois et donc non liée à une localité. Ne possédant rien, ils créèrent une théologie de divinité contingente et d’évasion héroïque.

Les Hébreux découvrirent et occupèrent un champ de forces de relations humaines qui avait été l’une des caractéristiques les plus spécifiques du Proche et du Moyen Orient depuis les tout débuts de l’agriculture: l’interface entre les paysans et les pasteurs. Le paysan constituait un allié politique et économique de la cité. La domestication des plantes et des animaux conduisit à une dialectique Néolithique, une scission “ménagère” entre le labour et la pastoralisme. Ce motif de Caïn et d’Abel imprègne la moelle des origines Occidentales. Il est l’un des fondements de la psychologie idéologique du “nous” contre “eux” que le désert semblait toujours évoquer dans ses contrastes physiques.

Bien qu’elle fût essentiellement économique, cette dialectique résonnait avec d’autres dualités. Ce qui, pour leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs, avait été un équilibre polaire entre la cueillette pour les femmes et la chasse pour les hommes fut scindé en sociétés mâles et patriarcales d’éleveurs de troupeaux d’une part et des cultivateurs de plantes vouant un culte à la Grande Mère, d’autre part.

La cité et la campagne n’étaient pas alors des symboles en opposition mais des alliés contre les peuples errants du désert. La mythologie des anciens états-cités était profondément imprégnée de principes féminins et dominée par des panthéons de divinités puissantes. Au coeur de la religion, on trouvait le cycle cosmique de la vie, l’aspect sacré du sol et de l’eau, la spiritualité de lieux particuliers, et la révérence pour les rythmes saisonniers et les harmonies de la croissance et du dépérissement, de la vie et de la mort. Ces valeurs étaient partagées par les artisans, les négociants, les bureaucrates et les autres habitants de la cité, et elles étaient canalisées par les prêtres des temples.

Les pasteurs ont traditionnellement fait preuve de dédain pour une vie de pelletage du fumier, de gestion de vannes envasées et pour la passivité et les corvées de l’attente et des soins. A cette attitude qu’ils adoptèrent, les Hébreux critiques et analytiques ajoutèrent une révulsion vis à vis de l’hétérodoxie du trafic étranger au sein de la cité avec son abâtardissement, ses aménagements et sa dégénérescence religieuse et avec sa poursuite non fondée de la vanité et de l’argent. Il sembla évident pour les prophètes Hébreux que les faux dieux, la lascivité et le matérialisme vouaient de tels centres à la destruction.

D’authentiques pastoralistes auraient acquiescé, fait demi-tour et poursuivi leur chemin mais les Hébreux observèrent et étudièrent la brèche dans ce monde dialectique. A l’extérieur des portes de la cité, auto-exilés, se moquant des citadins, aiguisant de nouvelles armes puissantes d’analyse objective, ils formulèrent une via negativa. Les catastrophes inévitables qui avaient laissé des ruines à tout azimut depuis les débuts de la civilisation témoignaient d’une némésis providentielle et imparable. Dieu était juste, tout autant que distant de toute cet échaffaudage rituel et de cette collaboration entre les hommes et le sol. Ce n’était pas vraiment un mythe Mésopotamien particulier qui était erroné; c’était le mythe lui-même.

C’est ainsi que les Hébreux ne choisirent pas les mythes pastoraux bien qu’ils adoptèrent le style pastoral: à savoir l’autoritarisme patriarcal, les principes de mobilité, de durabilité, de frugalité, une inclination pour l’abstraction et la distanciation, un refus conscient d’implication. Le donneur, créateur et destructeur culbuterait l’intégralité des murs, des prêtres et des rois au moment et selon les voies qu’il choisirait, non pas en tant que manifestation d’une divinité incarnée dans les choses mais en tant que maître inconnaissable se situant en dehors de la création. La manifestation de ses actes échapperait à toute prédiction et à toute structure cyclique; ses voies seraient choisies par lui: inondation, famine, peste, invasion. La récurrence spectaculaire des ruines environnantes ne leur laissait rien présager de l’imminence et des modalités des catastrophes. Aucun élément de l’expérience ordinaire ne pouvait convier une quelconque information concernant cette divinité.

L’idéal Hébraïque était une ambition extraordinaire: des vagabonds, des fugitif, des exilés auto-proclamés, une communauté d’âmes aliénées qui désavouaient à la fois la substance et la forme des liens de parenté par lesquels l’humanité avait reconnu sa communauté avec la terre et avec la tribu depuis l’aube de la conscience et à laquelle ils avaient donné une structure dans le modèle métaphorique exemplaire du mythe. La notion antique de la multiplicité de la vérité, de l’esprit caché en toutes choses; la synchronicité mystique du passé, du présent et du futur; la croyance en l’affirmation parlée, chantée, dansée, dessinée et sculptée de la cohésion de toutes choses; la lecture de la nature comme un langage divin: tout cela paraissait illusoire aux yeux des prophètes choisis et du peuple élu.

Les Hébreux comprenaient que, quoique les événements naturels pussent paraître compréhensibles de leur plein droit, ils ne possédaient aucune signification d’un point de vue cosmique. Alors que la parole devait encore être révérée parce que Lui appartenant, il fallait bien comprendre qu’Il ne s’exprimait pas régulièrement au travers des mystères de la naissance, de la mort, de la croissance, de la beauté et de la diversité de la vie, des relations mutuelles entre les formes sociales et naturelles ou au moyen d’objets hiérophantiques incarnés et numineux.

Les Hébreux inventèrent un mythe spécifique qui déniait le message de la régularité et de l’interconnexion causale qui avaient été au coeur du mythe Païen. Il était cependant encore nécessaire de nourrir la psyché humaine avec des histoires – non pas les récits des commencements analogiques unissant le présent et le passé mais les récits d’origines distantes dans le temps; non pas des récitations orales familières ou des épisodes rhétoriques d’une épopée mais des citations de la parole écrite; non pas une affirmation d’un monde méthectique mais plutôt celle d’un monde cathartique dans lequel l’aliénation constituait la condition humaine. Tout comme les anciens Hébreux vivaient dans la fissure de la brèche Néolithique, les hommes de l’Occident en viendraient à se percevoir comme n’étant ni totalement spirituels ni totalement naturels, comme d’essence fragmentée plutôt que plurielle.

Le nouveau mythe antimythologique était l’Histoire. Psychologiquement, il servit comme tous les mythes le font: comme une histoire du passé qui explique les origines, établit des modèles exemplaires de comportement et pourvoit aux conventions d’un groupe particulier. Cependant, il était psychologiquement dysfonctionnel afin de nourrir l’idéal de l’aliénation. Son aspect le plus révolutionnaire était sa répudiation de la structure cyclique des événements, son insistance sur le flux véritablement linéaire du temps, et sa poursuite de sa propre vérité abstraite et auto-réalisatrice en opposition aux indicateurs et aux signes émanant du monde réel.

Les événements historiques étant uniques, ils ne possédaient aucune analogie aux processus corporels, familiaux ou naturels. Ils étaient interprétés par des envoyés, au travers de mots écrits plutôt que parlés, des proclamations teintées d’étrangeté, une forme kérygmatique, à savoir de prophétie et de prédication. L’affirmation évangélique du nouveau Logos n’était pas destinée à adapter l’homme au monde mais à confirmer son isolement et à mettre en exergue l’imprévisibilité et la disjonction de l’expérience.6 Alors que les mythes traditionnels avaient fait partie intégrante d’une vaste cybernétique homme-culture-nature-divin, le nouveau mythe exaltait le mystère de la finalité de Dieu et la discontinuité des événements.

Même sa structure linéaire ne se donnait qu’une forme minimale. A l’opposé des matrices cosmologiques de la culture Néolithique, la progression historique était au mieux une séquence brisée de point à point, pleine de méandres aléatoires, à l’image de la fiction littéraire. En contraste avec les satisfactions d’une harmonie universelle, ce mythe ne validait que du bout des lèvres la manifestation d’événements et il ne s’exprimait que très peu quant à leur “substance”. Il conduisait à un scepticisme qui était auparavant inconnu. Il privilégiait une nouvelle attitude d’auto-contrôle et éradiquait la tentation de se rapprocher du monde visible ou de l’accepter comme une expression de la divinité. La vie était un piège sensoriel, dont les indices d’une réalité centrée sur la terre étaient illusoires et qui était prégnante de signes falsifiés d’intention. L’attitude de doute, de moquerie parfois, de dissection, de questionnement vis à vis du monde s’étendait également à un nouveau mode d’examen intérieur. Il révélerait l’artificialité de toute culture et l’égoïsme des motivations humaines, non seulement l’auto-illusion dans toute explication mais la fragilité de la critique même.

On ne peut pas déduire de l’observation selon laquelle cette rénovation de la conscience prit place à l’orée du désert que c’est celui-là même qui l’induisit. Il n’est peut-être pas possible de séparer les causes des évidences au niveau de la perception préconsciente. Cependant, une telle conscience pourrait inclure l’attention habituellement dirigée vers le ciel, l’insignifiance relative de tout ce qui est organique, le sens d’un pouvoir invisible, caché, inconnaissable qui semble plus apparenté au vent qu’aux éléments concrets. L’attente, le silence, le vide et le néant semblent s’imprimer sur les concepts de vérité, de soi, d’états ultimes. En général, aucune des grandes religions mondiales n’est une affirmation de la vie. Elles semblent toutes disloquer et abstraire comme si elles obtenaient quelque indication de l’insignifiance de la vie dans la géométrie subjuguante du minéral et dans les forces astronomiques environnantes. Herbert Schneidau écrit dans son Sacred Discontent, “le désert était l’image concrète de la transcendance”, adapté à un Dieu inconnaissable bien que cela ne soit pas sa demeure – quelque chose de “totalement autre”, un lieu d’oppositions contrastantes et négativantes.7

Son vide, ainsi qu’Aldous Huxley l’a observé, induit la concentration, l’hallucination, l’isolement sensoriel, l’exaltation spirituelle, la folie et la mort.8 Sa désolation est le vêtement cérémonial de ceux qui refusent toute demeure sur terre et trouvent une humilité consolatrice dans leur propre néant et dans leur libération du corps. Pour certains, la quête du désert consiste à résoudre la discontinuité et à rechercher une unité ultime. Chez les Egyptiens, le long du Nil prévisible, la stabilité, la symétrie et la cohérence gouvernaient le cosmos. Pour les patriarches Hébreux, par contre, il n’existait pas d’après-vie, pas d’accès à Dieu au-delà de la prière et pas d’ordre intrinsèque prévalant sur terre.

L’histoire est une mémoire collective du passé qui dénie la dimension tellurique d’un lieu. L’histoire était la seule voie pour conserver le mythe tout en maintenant que le désert n’était rien de plus qu’une scène.9 Par la suite, son idéologie autoritaire, machiste et ascétique allait se répandre vers les cités mêmes en éradiquant les mystères féminins associés à une agriculture riveraine et oasienne, une victoire de la transcendance sur l’indigène et le naturel.

Bien qu’il soit important pour les racines de la vie spirituelle Occidentale, le désert chez les Hébreux n’était pas valorisé en tant qu’espace. C’était un vide idéalisé comme un état de non-implication et d’aliénation, un symbole de la condition de l’esprit humain. Sa puissance physiologique pour induire l’extase visionnaire est évidente dans les vies d’hommes dévots, des patriarches bibliques à Moïse, Jésus, Mohammed et des milliers de pèlerins, d’ermites, de moines et de leurs disciples.10

Cet héritage puriste ou puritain est présent dans toute l’inspiration religieuse Occidentale, un idéalisme constamment menacé par les puissances telluriques des cultes Païens, aussi irrépressibles que les fleurs des champs. Quelle que soit l’amplitude des festivals saisonniers et de l’intuition mythique auxquels adhéraient les Juifs et les Chrétiens, dans leur vie quotidienne, l’impulsion dominante de l’Occident fut, à la racine, l’aliénation et l’abstraction.11

On peut sans doute en dire autant de tout monothéisme. En tant que théorie, il perdure avec la capacité de survivre aux pratiques liturgiques et de les concurrencer. A l’image du monde démythologisé, un cosmos de dieu unique est sans doute au-delà de ce que peut endurer à terme l’individu normal. “La foi du Sinaï détruisit la psyché humaine dans ses racines les plus antiques” écrivit George Steiner. Dieu devint aussi “vide que l’air du désert” et “l’injonction Juive à la perfection” était tellement du domaine de impossible qu’elle en était un “chantage de transcendance”.12 Georges Steiner a tenté d’expliquer l’Holocauste et la persécution des Juifs comme des explosions périodiques de revanche contre les inventeurs du monothéisme.

Qu’en est-il de la psychologie humaine qui considère le monothéisme comme intolérable? David Miller estime que l’expérience religieuse polythéiste signifie d’être captivé par une histoire dont la diversité des nombreux personnages est “l’expression symbolique d’un processus empreint de vitalité”. Les dieux et les déesses “nous enseignent une acceptation de la diversité en nous-mêmes et en autrui”. La quête monothéiste d’un sens unique de l’identité nous donne un sentiment de culpabilité de ne pas être capable de tout connecter, ce qui serait impossible dans un univers pluriel. Le penser est polythéiste, “une réalité dans laquelle la vérité et l’erreur, la vie et la mort, la beauté et la laideur, le bien et le mal sont unis à jamais et inextricablement”. Les puissances et les forces s’y révèlent dramatiquement d’une manière acceptable. La forme de l’histoire garde vivante ce que James Hillman appelle “la fonction de sentiment”, en harmonisant ce qui est “ici” avec ce qui est “là-bas”.

S’il ne peut pas découvrir la preuve d’un centre unique dans un monde diversifié, le monothéiste se sent perdu, fait l’expérience d’une déconnexion, et ressent la “mort de Dieu”, ce qui veut dire l’anéantissement de l’abstraction. La croyance divorcée d’une réalité tangible est fatigante, ennuyeuse et déconnectée. La théologie “perd toute pertinence avec la foi et la philosophie perd toute pertinence avec toute chose”. Miller conclut que le monothéisme se transforme socialement en fascisme, en impérialisme ou en capitalisme; philosophiquement, il est non métaphorique, sans équivoque et dichotomique; et psychologiquement, il est rigide, fixiste et linéaire.13

Le polythéisme de Miller, au service d’une histoire vivante, ne contient pas simplement une collection hétérogène de divinités mais aussi une séquence de “mondes d’être et de signifiant dont participe ma vie personnelle”. Ce ne sont pas simplement des aspects-reflets de la psyché mais les moyens par lesquels la pensée est divinisée et la terre est sacralisée, modelant ainsi non pas un monde de l’un et du pluriel mais un monde plurivalent. L’histoire, aussi plurielle soit-elle, n’est pas concernée par les bases multiples d’une créativité permanente, ou par la signification spirituelle de la diversité concrète, mais elle l’est par un récit d’événements subordonnés à une divinité unique. Elle est, selon Miller, inadaptée en tant qu’explication pour la manière dont notre expérience ressent réellement; elle ne possède aucune cohérence de liens. Par pur désespoir, nous nous agrippons à n’importe quel centre qui confère une structure et du signifiant. L’idéologie est née: croyance dialectique, religieuse ou séculaire, qui remplit un vide en l’absence d’une culture religieuse fondée sur une immersion de toute une vie avec sa pré-compréhension continuellement validée par l’expérience sensorielle et la logique des relations naturelles.

L’idéologie, selon Louis J. Halle, est ultimement définie comme la mentalité “du nous contre eux”.14 Elle est l’expression, souvent sociale, d’un dualisme implacable et irrationnel. Elle est particulièrement puissante dans les terres désertiques parce que le désert semble confirmer une loi d’opposition aux sens, en dépit du propre dédain de l’idéologie pour une telle référence naturelle. Le “berceau de la civilisation” est également le berceau de l’idéologie fanatique – témoins les guerres interminables, petites et grandes, qui éclatent dans ces déserts. L’idéologue poursuit une idée non seulement pour en vivre mais aussi pour en mourir et pour en tuer, dénaturant horriblement la loyauté juvénile aux pairs, à la conformité adolescente et à l’idéalisme. C’est peut-être la signification de la grogne de Kenneth Rexroth selon laquelle “l’intégralité de la période Judéo-Chrétienne-Islamique de l’histoire humaine à été un épisode sans parallèle de psychose sociale et de barbarie mondiale”.15

La logique qui accuse les Hébreux, qui inventèrent le monothéisme, pour toutes ses conséquences n’est, bien sûr, pas raisonnable. Les Chrétiens, les cultes Perses, les Grecs Platoniques et Aristotéliciens et l’Age des Ténèbres de l’Europe ont développé ce paradigme jusqu’à ses dénouements les plus amers. Au début, la compensation de la tradition prophétique Hébraïque, comme celle de tous les extrémistes minoritaires, avait été la sécurité en dépit de l’impuissance ressentie. Cela a requis des siècles d’effort soutenus pour réaliser les potentialités dualistes du monothéisme et pour faire des bordures du désert son environnement approprié. Le paradis d’avant la Chute, le ravissement de Paul et le royaume céleste devinrent tous interchangeables dans leur opposition au monde réel, le désert, qui représentait le péché selon Basile (379) et Grégoire (390). Le dualisme Perse aida les Chrétiens à transformer toute ambivalence en opposition plutôt qu’en métaphore. Les efforts de l’énergie religieuse pour ranimer le cosmos eurent simplement alors pour effet de créer des camps, peuplés de démons et de diables pour l’un et de saints et d’anges pour l’autre. Augustin perçut le désert lui-même comme une guerre. Les animaux représentaient le mal. Les anachorètes, de même que leurs héritiers modernes fondamentalistes, étaient avides de combattre les démons “dans la liberté de la vaste nature sauvage” selon Jean Cassien (435) afin de “trouver cette vie que l’on peut comparer à la béatitude des anges”. Les traditions animales des ermites, impliquant Jérôme (420) et Jean le Baptiste, signifiaient la victoire sur cette férocité qui était supposée avoir résulté de la Chute.

Le désert suivit le Nouveau Testament dans sa progression vers le nord-ouest, vers l’Europe. Internalisé après un millier d’années, il devint une annexe nécessaire à la désacralisation évangélique de l’espace et à la démythologisation des tribus Païennes du nord. Le concept de nature sauvage devint pour l’Occident le parapluie en-dessous duquel on pouvait amalgamer le mécontentement divin eu égard au désert et les peurs gothiques de la forêt septentrionale.16 L’évangélisme Chrétien allait inventer des condamnations généralisées de la nature au fur et à mesure que les Chrétiens évoluaient de leur statut de minorité rurale vers la puissance urbaine et une pensée urbaine.

La relation entre d’une part l’environnement du désert et d’autre part le mythe Occidental de l’histoire, le monothéisme et l’idéologie semble inviter à un débat quant au déterminisme environnemental; cependant, un tel débat n’est plus du tout possible car il était enraciné dans la défunte idée du début du 20 ème siècle selon laquelle l’héritage génétique et l’expérience de l’individu étaient des forces en opposition ou en compétition et selon laquelle l’histoire de la culture avait quelque chose à voir avec l’affranchissement de l’instinct et de la nature. La difficulté réelle dans la discussion concernant la relation entre l’histoire et l’espace vient du fait que la problématique a déjà été posée dans un cadre historique qui a déjà décidé des conclusions. L’histoire est hostile à l’harmonisation avec la nature parce qu’elle a émergé dans une perspective tragique d’opposition entre l’homme et la nature ou de neutralité de la nature. En utilisant la nature comme une parabole de la politique, elle perçoit tous les événements dans des textes idéologiques.17 Le déterminisme est en soi un concept linéaire et causal, un mode de pensée historique plutôt que cybernétique. C’est comme s’il avait été inventé dans le but de surestimer le rôle du contrôle naturel dans les affaires humaines qui sont alors perçues, par réaction, comme des sujets de choix, de chance, ou d’intervention surnaturelle.

Les inventeurs Hébreux de l’histoire eurent une perception correcte: les divinités de la terre ne sauvèrent pas les Sumériens des désastres récurrents. Pourquoi donc, maintenant, devrions-nous qualifier leur vision transcendantale comme un échec plus que celle des peuples mythiques et cybernétiques? Certainement pas directement à partir de fondements écologiques. Une vingtaine de cultures Néolithiques ont décimé les écosystèmes qu’elles occupaient en dépit de leur harmonisation avec les saisons, avec les augures des plantes et des animaux et avec les rituels de sol et de lieux. Il nous faut donc parler d’ontogénie plutôt que d’écologie.

Ce que les pères du désert – dans la forme de l’histoire, les Hébreux, les patriarches et les monothéistes – ont fait à l’ontogénie de la personne doit être perçu dans le contexte des destructions déjà réalisées par l’agriculture, à savoir les débilités psychologiques d’une attention maternelle réduite, dans les grandes familles, et la perte de la nature sauvage et de l’altérité pour le monde des jeunes. Les pères du désert, à l’image de leurs modèles pastoraux et Arabes, terrorisaient l’adolescence. Ils pouvaient amputer et cautériser l’épigenèse pubertaire afin de transformer ensuite la relation de l’enfant à sa mère.

Après avoir adopté le désert comme leur univers sensoriel et les pasteurs nomades Arabes comme leurs pères paradigmatiques, les Hébreux et leurs cousins spirituels ne pouvaient pas échapper aux conséquences. Par exemple, le prix du patriarcat est “qu’il dénie à la femme et à l’enfant toute importance, toute réalité et toute autonomie. Le seul monde sérieux est celui de l’adulte mâle… C’est la fonction des coutumes sociales et des rites qui accompagnent la naissance, le sevrage, la circoncision, l’excision – toutes les formes de passage, en bref – de prolonger ce fait, de l’accentuer, de le reconnaître – ou plutôt au contraire de le conjurer, de le supprimer et d’en faire disparaître toute trace… Le monde des mères sera enseveli dans les profondeurs d’un passé idéalisé et enveloppé de fantaisies… C’est ce que permet le dévoilement des mystères de la nature et le décodage de ses signes ainsi que l’annulation des prohibitions qui recouvrent la nature” dit A. Bouhdiba sur la société Arabe-Islamique.18

Les paysages, dans un tel monde abstrait, tendent à devenir les symboles d’idées. George Williams a retracé les transformations de la “nature sauvage” et du “paradis” dans les états mentaux. Les Puritains, en particulier les Protestants, firent grand usage du concept de paradis. Le mot lui-même vient du terme Perse pour “jardin” et c’est un précurseur de l’idée d’utopie. Il a été interprété comme une expression Musulmane d’une terre de “gratification instinctive” dominée par le principe de plaisir.19 Pour les Chrétiens, son ambiguïté ouvre son chemin vers le coeur même du concept de Chute, dans lequel leur mépris pour la gratification sensuelle, tel qu’Adam en fit l’expérience, marque leur penchant pour la répression. Mais l’ambiguïté concernant le paradis était là bien avant les premiers Chrétiens.

L’enfant sur-materné dans la société patriarcale, et chez les garçons leur séparation du monde des femmes, tirent profit de l’inclination de l’adolescent pour la théorisation. Chez lui, le rêve du paradis sera nourri par cette perte et il alimentera ses fantaisies et ses espoirs pour le futur. Son intensité émotionnelle enflammera aussi le contraire du paradis, la nature sauvage. Cependant, les deux, dans leur polarité, possèdent des points analogues en pureté et en distanciation, dans leur perfection romantique. La qualité de cette pureté distante mais cependant recherchée est intrinsèque à l’état d’adolescence et joue pour elle un rôle fonctionnel psychologique.

Peter Blos, Norman Kiell, Anna Freud, Erik Erikson et de nombreux autres ont décrit la subjectivité et le comportement caractéristiques de l’adolescence.20 La caractéristique la plus particulière est sans doute une régression vers certains traits infantiles: le jeu avec l’élaboration de sons et la signification des mots; sensibilités corporelles et timidité; externalisation des émotions et des sentiments; extrême variabilité et instabilité des humeurs; attachement paternel et fraternel revigoré; fantaisies de puissance et d’actes héroïques. De plus, l’adolescent est typiquement préoccupé de problématiques plus vastes: la signification et la finalité de la vie; les concepts d’infini, d’espace, de temps et de Dieu; les relations et la communauté humaines idéales. Piaget évoque cela comme étant un niveau formel ou abstrait; d’autres le qualifient de pensée symbolique.

Une grande partie de tout cela fait partie de la connaissance commune et familière. Néanmoins, dans une société existentialiste-historique, il se peut que les vraies questions ne soient pas posées. Le comportement adolescent peut être modulé pour sembler être une réponse aux circonstances dans lesquelles un jeune se retrouve: les incertitudes et les choix que confronte le pré-adulte, le statut quelque peu irresponsable qui lui est conféré par les adultes, et l’expérience ambivalente d’être entre l’enfance et la maturité, à l’image d’un melon pas encore tout à fait mûr.

A la lumière de l’évolution humaine, cependant, les traits adolescents peuvent être perçus non seulement comme des symptômes d’une poussée de croissance ou comme des ajustements aux limbes sociales mais comme un processus hautement spécialisé d’émergence. Dans les sociétés tribales ou dans de petits groupes, l’adolescence est perçue comme une gestation suivie par la naissance de l’adulte. L’intégralité du groupe est intimement impliquée dans ce processus. Mircea Eliade, l’éminent érudit des religions comparées, a décrit sa structure fondamentale même si ses détails en varient parmi les diverses sociétés: la mort cérémoniale de l’enfant, l’acquisition de nouvelles connaissances et compétences, la nouvelle capacité d’endurer et de souffrir, les rites de renaissance dans l’initiation et une quête de vision. Au coeur de ces dynamiques se trouve l’attention à son aspiration indigène à une compréhension cosmique et à une dévotion profonde.21 Parce que sa compréhension de la signification religieuse et des origines de la vie ne peut être saisie que métaphoriquement, le langage de ces sujets ultimes est mythopoétique, fondé sur des métaphores procédant de l’expérience concrète et plus particulièrement, selon Joseph Campbell, les “empreintes de l’enfance”.22

L’adolescent devient psychologiquement semblable à l’enfant, de son propre chef, afin de renaître culturellement comme un adulte. Chacun des comportements infantiles se prête lui-même, d’une manière appropriée, à cette transition. La soi-disant pensée primaire et l’égocentrisme infantile des premiers mois de la vie servent d’état mental à partir duquel de plus amples relations se développent, ainsi qu’elles le feront de nouveau au cours de l’adolescence, sur un nouveau plan. Ce n’est pas la fantaisie d’omnipotence du petit enfant ou ses sentiments d’amour/haine vis à vis de sa mère mais son mouvement au-delà de cette dualité qui est crucial à un accomplissement couronné de succès de l’adolescence. Le passage de la matrice maternelle vers la sphère plus vaste d’une matrice maternelle terrestre au début de l’enfance est le fondement pour une relation objectivante saine et concrète et fait aussi partie du passage ultérieur de l’adolescent vers le statut d’adulte. La mentalité poétique et sémantiquement joueuse de l’adolescent ainsi que sa nouvelle sensibilité à la pensée symbolique l’éloignent des classifications de la réalité concrète – des animaux, des plantes, du climat, des roches, des planètes et de l’eau – qui ont été les tâches fondamentales du discours dans l’enfance.

A l’image des oiseaux de l’intérieur des terres qui entreprennent une migration transocéanique, ayant l’assurance, pour ainsi dire, à partir de l’expérience de l’espèce, qu’il existe une terre de l’autre côté, l’organisme adolescent humain réinvestit le champ dangereux de la perception immature sur les prémisses que la société est prête à accepter sa requête psychique d’un nouvel atterrissage – à savoir que la société est organisée pour faire passer ces jeunes réfractaires au travers d’une gestation puissante et fortement structurée; pour mettre à l’épreuve, pour enseigner, pour révéler; pour offrir, comme le dit Erikson, des choses dignes de leurs compétences; pour tuteurer leurs souffrances et leurs rêves; et pour guider leurs sentiments de fidélité. Si l’enfance, vers laquelle ils tournent leur regard pour un protocole exemplaire de croissance, a été maltraitée ou si le groupe adulte n’a pas été préparé à accompagner la naissance nouvelle et finale, alors les jeunes inventent des solutions autistes satisfaisant leurs besoins propres et, prolongeant la quête de leur adolescence, replongent finalement, cyniquement, dans leur propre immaturité incompétente, comme des oiseaux épuisés s’abîmant en mer.

Le scénario créé par les cultures Occidentales était différent, cependant. Le type de société recherché par les prophètes Hébreux répudiait les éléments de connaissance de la nature d’un processus développemental au travers duquel les connexions maternelles sont subjectivement transférées à la terre et enfermait, subséquemment, leur jeunesse aliénée dans l’idéalisme intense de l’adolescence sans l’expérience médiatrice d’appartenir à la Terre Mère. La perte de la mère fait obstacle à un facteur médian, plongeant l’individu à jamais dans un dualisme infantile sans un terrain de connexion qui fusionne les alternatives consistant soit à haïr Celle, protectrice et choyante, qui l’a abandonné, soit à adorer fixement le féminin prenant les traits du visage de sa propre mère, au détriment de sa capacité d’établir une relation mature avec l’autre sexe ou avec l’Autre. Ce sont cette pathologie prolongée et handicapante de l’attention et les fantaisies d’omnipotence, telles qu’elles mûrissent dans l’idéalisme adolescent, qui marquent, peut-être plus que tout autre trait, les civilisations de l’orée du désert.

Ce scénario défectueux de développement sépare la société des rythmes de la vie naturelle et substitue une attitude critique envers toute schématisation. Les événements font irruption dans l’histoire. Il n’existe pas de pré-compréhension dans l’archétype prophétique Hébreux de la fiction, dans l’investigation Attique de la tragédie, dans l’isolement Socratique, ou dans l’auto-examen Grec. Avec le temps, l’art et la science deviennent des manufactures de données plutôt que des outils à mythe et à rituel. La littérature fictionnelle, la forme artistique la plus particulière aux descendants de la mentalité du désert est, selon Herbert Schneidau, un solvant défamiliarisant et délitant qui, au contraire du mythe, possède un scénario de développement et une conclusion uniques, tout autant qu’un auteur et qu’un point de vue individuels. C’est, à l’instar de l’histoire, une investigation qui déconstruit, au service de l’idéologie dans sa vérification par conviction.

La domination unilatérale du style culturel Occidental par les valeurs masculines est caractéristique des peuples nomadiques à montures et elle fut adoptée et reformulée par les patriarches Hébreux. Leur chauvinisme sexuel s’applique plus ou moins au Néolithique dans son ensemble. Même si les sociétés sédentaires de l’ancien monde (y compris, cet aspect de la vie des Hébreux) étaient imprégnées de révérence envers les mystères puissants du lieu et de la terre, elles étaient, néanmoins, politiquement dominées par les mâles.

Les alternatives entre les philosophies masculine et féminine peuvent sembler être, à notre époque, des forces idéologiques qu’il faut moduler par l’éducation mais leur ascendance respective suit un mouvement de flux et de reflux dans le développement psychologique de l’enfant. Dans les peuples tribaux traditionnels, le jeune prépubertaire est habituellement séparé de sa mère afin de vivre une nouvelle naissance déterminée par les hommes, tout comme la première l’était par les femmes, avec pour finalité d’orienter le candidat vers une complémentarité plus polaire et plus holistique entre les genres. C’est le thème de cet ouvrage de mettre en valeur que l’individu est intrinsèquement en phase, sur le plan mental et émotionnel, avec ces changements de focalisation. L’adolescent est impulsé par ses propres changements d’humeurs de s’éloigner du contrôle de la mère. Ensuite, tout dépend de ce que font les tuteurs car ils peuvent, sur le plan historique, prolonger, exacerber et rendre conscient un modèle adulte dérivé de l’inclinaison de l’enfant prépubaire de dichotomiser les sexes; ils peuvent également, sur le plan mythique, élaborer le séparatisme temporairement afin de procéder vers la finalité d’une intégration ultime.23 Les exercices initiatiques du novice et d’autres expériences éducatives peuvent fortement influer quant à l’accomplissement d’une intégration mature sur le plan psychologique et sur le plan philosophique. La société et l’individu sont peut-être plus vulnérables vis à vis d’un développement arrêté par fixation sur la masculinité plutôt que sur la féminité, et ce pour deux raisons: premièrement, la préoccupation avec les formes mâles et la paternité est la dernière des phases alternées mâle/femelle avant la maturité; secondement, la domination physique de toutes les sociétés par les hommes peut faire croire à tort à l’esprit immature que les valeurs et les idéaux patriarcaux sont synonymes de puissance universelle.

La tâche de l’adolescent est de devenir entier à un nouveau niveau de conscience. L’individu est profondément conscient de cela bien qu’il ne soit pas clair pour lui de déterminer ce que cela veut dire ou de trouver les moyens de le réaliser. Lorsque les instructeurs et les tuteurs l’éloignent du foyer parental, ils créent les conditions par lesquelles l’adulte potentiel en lui peut s’accomplir. Mais ses circonstances nouvelles peuvent amener l’individu à penser à tort que les changements qu’ils estiment urgents doivent être réalisés dans le monde extérieur. Si, de quelque manière (tel que le refus du monde naturel en tant que langage ou bien l’amputation du mythe) le processus global est frustré, il se peut que le jeune reste figé dans la notion selon laquelle son idéal ne peut être accompli qu’en réformant le monde.24 Puisqu’un certain nombre de voies possibles de réaliser cela peuvent être imaginées, chacune fondée par une logique verbale, il se convainc par son propre jugement – tout d’abord par un système de pensée, et puis un autre. Sa compulsion pour réussir se nourrit principalement de son propre sens de disharmonie intérieure. Un tel idéologue ne peut donner qu’un piètre tuteur qui ne fera que perpétuer ses propres obsessions adolescentes, et des rites de passage avortés, et guider ses protégés vers des choix idéologiques.25

En raison de “son combat avec la nature”, l’homme du désert doit frapper agressivement, selon Watsuki Tetsuro.26 A la suite du modèle du pasteur conduisant ses troupeaux là où l’herbe pousse, l’Occidental (comme tous les hommes) incarne sa propre notion du sacré dans sa vie. Un dieu, jaloux et vengeur, qui fait des incursions dans la nature et dans les affaires humaines est à l’image du pasteur Arabe ou du cavalier Assyrien, dégageant le terrain et testant ses alliances. L’idéaliste fanatique et son alter ego cynique perçoivent le monde comme une scène, fascinés qu’ils sont par leur propre image.27

Pour de tels pseudo-cavaliers, le monde est un décor figé, selon l’écrivain Charles Lapham, évoquant la tendance à la razzia de notre société moderne dans son essai “La Horde Mélancolique”. La démocratie est “un vagabondage pastoral au travers d’une quincaillerie” dans laquelle les rêves de puissance et de richesse des Américains à la mode Bédouine sont comme de reverdir la pelouse. Ce qui est très notoire, c’est la capacité brève d’attention, une conscience fugace tellement dominée par le déménagement que même la cité moderne n’est qu’un campement dont les habitants sont obnubilés par le changement et la peur de la permanence. Le mental fugace est dominé par un désert intérieur d’aliénation, de désappointement, d’auto-dépréciation et d’insignifiance qui trouve des palliatifs dans les prophéties, dans les guerres et dans les visions. Pour ceux pour lesquels la richesse a littéralement jailli de la terre, comme le lait jaillit de la mamelle, il existe, au mieux, un sens très précaire du coût des choses, de la valeur du travail ou du sol. La politique est à l’image du commérage, le leadership inséparable de la célébrité. L’effet de mélancolie émanant de tout cela est un désir désespéré de posséder plus que ce que le monde puisse offrir.28

Lapham décrit notre mentalité aristocratique de désert comme un catalogue d’enfantillages, une sorte de niaiserie vaporeuse à la poupée Barbie et de mièvrerie juvénile macho que l’on ne pourrait clairement pas comparer au sérieux des patriarches Hébreux du désert. Ils auraient été scandalisés par notre ignorance étourdie, mais patricienne, de l’histoire, notre quête dilettante de distractions et notre accumulation de choses. Cependant, la similarité des Américains avec les mandarins Bédouins n’est ni accidentelle ni due à un héritage culturel direct. Elle intègre cet ensemble de traits adolescents et d’attitudes pastorales qui ont été incorporées, en premier lieu, dans la conscience Occidentale par les prophètes Hébreux et, ultérieurement, retravaillés et sécularisés par les philosophes Grecs et les Protestants modernes. Elle est dominée par les thèmes d’aliénation, de non-implication, et de non-convivialité – d’où le chaos.29

Je ne prétends pas que l’enfant pubère (ou d’ailleurs le petit enfant dans lequel l’adolescent est immergé rétroactivement) soit lui-même aliéné; l’enfant de dix ans qui a été modérément choyé se sent bien dans le monde. Le pédiatre Arnold Gessell le décrit en termes presque de béatitude. En Occident, c’est l’échec des tuteurs religieux de l’adolescent, durant les quatre ou cinq années suivantes, pour traduire sa confiance dans les gens et dans la terre en une vision plus consciente et plus cosmique, par laquelle il élargit sa foi enthousiaste à inclure l’univers. L’amputation des mythes de la nature provoque une dislocation funeste, pour laquelle il cherchera, dans un esprit de quête authentique, une explication en termes de réalité “ultime”. Il ne devient pas une personne aliénée tant qu’il ne peut pas trouver une logique à sa relation défectueuse avec le monde. La fiction qui lui est donnée par la philosophie pseudo-pastorale du désert de l’Occident est telle que son incomplétude douloureuse est l’expérience mature authentique et que le manque de sens du monde naturel est son sens. En elle-même, cette philosophie est tout simplement non appropriée, pas pire que tout autre impasse intellectuelle. Mais lorsqu’elle est incarnée, elle nous blesse et nous blessons la planète. La blessure infligée au développement individuel normal et imposée à la culture Occidentale par les ascètes Hébreux, leurs émulateurs Puritains et les démythologiseurs Grecs, persiste à la racine de nos conceptions et de nos attitudes vis à vis du monde. Le développement de l’enfant n’est pas favorisé par les maîtres intellectuels de l’Occident qui contrôlent l’éducation secondaire et qui sont, à leur tour, des produits et des arbitres d’une quête adolescente désolée.

Le dogme central de l’Occident insista sur la séparation entre les affaires spirituelles et les phénomènes de la nature. Une telle vision est renforcée non seulement par le dogme formel mais en contrecarrant les orchestrations de la croissance de chaque génération. C’est l’expression philosophique de cette phase de la vie pré-adulte lorsque le monde semble brusquement altéré et décentré, lorsque les finalités de l’enfance ne sont plus pertinentes et lorsque les relations unissant l’adolescent, en tant qu’adulte, à une nouvelle demeure complexe et grandiose ne sont pas encore perçues. Stoppé au milieu de cette phase, son accès refusé aux oeuvres méthectiques et à la vision mythopoétique de l’homme dans la nature, il luttera pour le reste de sa vie avec des problèmes existentiels qui sont normalement le travail de quelques années critiques dans sa seconde décennie de vie. Je ne veux pas affirmer que l’adolescent gagne une sagesse instantanée, mais plutôt que le cadre de la nature en tant que fondement métaphorique permettant de se sentir chez soi dans le cosmos est tout aussi intrinsèque à l’organisme humain dans ses années adolescentes que tout élément nutritif dans le régime alimentaire.

Dépourvu de ce cadre, il manquera à jamais d’éprouver de la révérence authentique pour la terre. Les choix restant pour une logique de création sont une orientation aliénée du monde, une exploitation matérialiste ou une absurdité existentialiste. Le premier invoque une abstraction qui est dépourvue des ressources psychologiques dans le monde concret, structuré, nommé et naturel de la matrice juvénile, la fondation pour des métaphores ultérieures, et régresse vers les peurs schizoïdes du petit enfant de la perte de la bonne et de la mauvaise mère. Le second est fixé sur un sens littéral juvénile. Le dernier construit sa vision sur un monde fragmenté et vide de sens comme celui d’un aveugle soudainement guéri de sa cécité par la chirurgie, comme le monde phénoménal stérile du nouveau né.

Dans la spirale développementale de l’épigenèse, les indices pour la signification des choses et des événements dans chaque nouvelle matrice sont en relation avec ceux de l’ancienne. Le paysage, par exemple, acquiert une cohérence grâce à l’expérience précédente du corps et du visage de la mère, tout comme le corps et le visage avaient acquis un sens en harmonie avec les rythmes, les sons, les goûts et le confort câlin qui étaient prévus par la matrice maternelle. Biologiquement, cette séquence procède vers le commencement final, l’entrée de l’adolescent dans un monde de réalités invisibles anticipées par et incluant le terrain physique, sa cohérence émergeant des significations collectives qui l’ont précédé. Ainsi, la régression normale de l’adolescent au seuil d’une vision mature revivifie et transforme les trois archétypes: la matrice, le visage/corps et le monde naturel. Chacun sera disponible, d’une certain façon, sous forme d’images et de réactualisations au travers desquelles sa culture particulière envisage l’univers.

Dans le pseudopastoralisme Occidental, cependant, le désert est un non-espace; la nature est un enfer (et pour les Puritains ultérieurs, un piège diabolique). Cette vision détruit le travail d’organisation de l’enfant dans deux directions: elle tend à diminuer le potentiel de sa compréhension des relations sociales en excluant les nuances tangibles des événements dans la nature qui, par analogie, enrichissent l’expérience familiale; et elle ne projette aucune lumière symbolique sur l’ensemble du cosmos. Les bénéficiaires d’une opération chirurgicale des yeux sont généralement la proie d’anxiétés intenses; plus leur état de cécité est ancien et plus ils sont enclins à abandonner la quête d’un sens visuel pour s’en remettre à une connaissance par l’ouïe et par le toucher? Le bébé qui rampe n’explore le monde naturel avec joie et enthousiasme que si sa mère l’encourage et le rassure. Si sa mère est anxieuse et timorée, l’enfant se focalise sur l’émotion de sa mère, reflète sa peur et son incertitude et au lieu de s’organiser une nouvelle matrice sur le territoire, il adopte mécaniquement les attitudes craintives de sa mère.

La séquence brisée de croissance mentale encouragée par les patriarches de l’Occident ne peut pas être représentée simplement comme un maillon défectueux dans une chaîne pour le reste solide. Des adolescents non reconstruits produisent de mauvais pères et de mauvaises mères. Les parents, dont la vision archi-simplifiée des choses, placent le monde naturel en position inférieure ou en opposition par rapport au monde social exprimeront cette attitude anxieuse et schizoïde de nombreuses manières vis à vis de leurs enfants et ne réussiront pas à leur permettre de passer outre afin de bâtir leur propre croissance harmonieuse. Les humains perçoivent intuitivement des analogies entre le monde concret, à l’extérieur, et leur propre monde intérieur. S’ils conçoivent le premier comme un chaos de forces anarchiques ou comme mort et gelé, c’est ainsi qu’ils percevront leurs propres corps et la société; ils penseront et agiront donc en fonction de ce présupposé et justifieront leurs propres idées en altérant le monde afin que celui-ci leur corresponde; et c’est ainsi qu’ils éduqueront leurs enfants.

Paul Shepard.

Traduction de Xochi