Il me semble avisé de présenter, de nouveau, aujourd’hui, cette traduction que j’ai réalisée, vers 2010, du chapitre “Ten Thousand Years of Crisis” qui est extrait de l’ouvrage, “The Tender Carnivore and the Sacred Game”, de Paul Shepard (1925-1996) que je découvris en oeuvrant avec le Nagual John Lash. Les ouvrages de Paul Shepard sont absolument sublimes – et, bien évidemment, jamais traduits en Français par le complexe militaro-éditorial. Il est important de garder à l’esprit que cet ouvrage fut rédigé en 1973. Paul Shepard ne pouvait pas, alors, savoir qu’aujourd’hui les experts (non corrompus) s’entendent pour affirmer que les débuts de l’agriculture/domestication remontent, au moins, à 45 000 années, pour ce que l’on en sache… Et pour ce que l’on ensache comme farine mentale afin d’élaborer des entrelacs de lignes blanches, qu’il est prohibé de franchir, en toutes franchises, et des écrans fumeux – sur modes néo-darwinistes gisant sur les ruines fumantes de leur paradigme religieux en décomposition avancée. C’est une autre problématique sur laquelle je reviendrai, un jour étoilé, car, même de nos jours encore, la farce farfelue de l’invention de l’agriculture au Néolithique sévit encore. Xochi.
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Domestication des Moutons Sauvages
L’aube de la civilisation, associée aux débuts de l’agriculture, est généralement perçue comme un lever de soleil sublime avant lequel les hommes vivaient dans un crépuscule mental et social, en situation d’attente, peinant à développer leur pleine humanité. Il est considéré que ces vagues prédécesseurs vivaient une vie sans complétude, ne possédaient que quelques outils rudimentaires et étaient la proie de la monotonie et des peurs, durant le jour, de la terreur et de l’inconfort, durant la nuit. Une existence brève et bestiale constituait la seule récompense de leur lutte pour la survie.
De nos jours, le mythe du progrès et l’évangile du changement radical, la focalisation vers le futur et le remplacement frénétique de tout ce qui est vieux par du neuf, ne sont modernes qu’au regard de toute la période humaine qui les a précédés. Bien que nous puissions imaginer que nous soyons très différents des paysans de l’ancien monde, c’est bien pourtant avec la mentalité agraire que la vie moderne prend naissance.
Personne ne sait avec certitude comment ou pourquoi l’agriculture a vu le jour. Les conditions qui ont présidé aux premiers soins que l’homme prodigua aux plantes et aux animaux resteront sans doute à jamais un mystère non résolu mais l’épidémie d’extension territoriale, et d’instinct de propriété, qui procéda de ce développement n’est que trop apparente. Selon ce que nous en savons, preuves à l’appui, ce ne fut ni un phénomène mondial ni un événement unique mais bien plutôt une combinaison variable de pratiques de chasse, de pêche et de culture, qui prévala tout d’abord dans une région géographique relativement limitée, s’étendant de la Turquie au bassin Caspien et au sud, vers la Palestine et la Mer Rouge, et, ultérieurement, et ensuite par des expansions parallèles à partir de centres d’origine en Asie Equatoriale et dans les Amériques.
Malgré des domestications spécifiques nombreuses et des formes d’agriculture primitive dans d’autres parties du monde, plus particulièrement dans l’Asie du sud-est et en Amérique Centrale, la panoplie de techniques culturales et le type de mentalité agraire semblent tout d’abord avoir pris forme dans la partie la plus Orientale du Bassin Méditerranéen et s’être répandus, à partir de là, au travers de contacts culturels. Progressivement, l’Asie et l’Amérique devinrent des “centres de domestication” au fil de l’expansion de l’agriculture sur toute la planète.
Les peuples chasseurs-cueilleurs, qui précédèrent les cultivateurs, ne vivaient pas dans un monde statique et ils étaient, de plus, très différents en fonction des époques et de leurs régions d’origine. La diversité y prévalait en raison des adaptations humaines à différents environnements régionaux. Le climat, les espèces de plantes et d’animaux, les types de nourriture disponible, et les synergies humaines d’idées et d’outils avaient évolué au cours du dernier million d’années. Les hommes avaient modulé leur territoire, suivi les mouvements lents d’avancée et de retrait des étendues glaciaires, appris les coutumes des autres créatures vivantes, et accompli une richesse d’humanité bien avant que les métaux, les poteries, les roues, les rois et les théocraties n’émergeassent.
En raison de preuves archéologiques limitées, on pensait, jusque récemment, que la domestication apparût brusquement et qu’elle fut une découverte inexplicable qui transforma la vie humaine il y a environ 10 000 ans. Il est clair maintenant que son apparition soudaine, mise en valeur dans certaines fouilles archéologiques, ne fut qu’un événement ponctuel. Entre la cueillette exclusive et la production intégrale de nourriture, il y eut des phases de collecte de nourriture et de domestication naissante, des modes de vie mélangeant la chasse et la cueillette en proportions diverses et finalement une dynamique de sélection, à savoir la chasse artificielle d’animaux et la cueillette de plantes provenant d’un jardin étendu qui étaient protégées plus ou moins constamment et probablement altérées génétiquement par les humains.
L’histoire de quelque homme des cavernes génial ramenant à la maison un jeune mouton sauvage pour l’élever ou capturant un bébé loup dans sa tanière ou découvrant encore, lors d’une intuition fulgurante, comment faire pousser des tomates et inventant ainsi, en un coup de baguette magique, un nouveau mode de vie, qui fut ensuite imité par les amis et les descendants du génie, est un pur non sens; cela fait partie du même mythe civilisé qui voudrait nous faire croire que, par un quelconque miracle, le paysan découvrit l’agriculture et qu’il s’éleva ainsi au-dessus de ses prédécesseurs.
Il se peut qu’une certaine séquence d’événements, à l’est du Bassin Méditerranéen, il y a 20 000 ans, ait conduit, par des étapes non élucidées, vers l’agriculture. Cela fait un demi-siècle que les chercheurs s’interrogent sur l’origine de ces déformations et de ces tensions de la société humaine. Furent-elles induites par le climat et le déplacement des glaciers lors du dernier âge glaciaire? Certains ont suggéré que, de par la grande humidité prévalant à cette époque, les hommes qui avaient auparavant chassé du gros gibier en furent alors empêchés par des cours d’eau et des marais; que la chasse faillit parce que les grands mammifères disparurent localement; que la pêche incita peut-être les hommes à se sédentariser, ce qui généra une forme d’attention différente aux plantes et à la terre environnante. Il a été également suggéré que cette période d’humidité fut suivie d’une période de sécheresse; que les hordes principales d’animaux restant étaient constituées par des aurochs (les vaches sauvages) et par les ancêtres des chèvres et des moutons domestiques; et que les graminées prospéraient avec une telle abondance sur les contreforts que leurs graines devinrent une source de nourriture de plus en disponible pour les humains. Si l’usage des céréales fut l’élément-clé de la préhistoire de l’humanité, il en fut inséparable de l’usage du feu qui en permit la consommation en quantités.
Durant cette phase de détérioration des cynégétiques (à savoir la chasse et sa culture afférente), les tribus locales testèrent apparemment une grande diversité de nourritures qui avaient été négligées auparavant par les chasseurs de rennes qui les avaient précédés. Des vestiges archéologiques ont mis en valeur des signes de crise prévalant durant les quatre milles années qui ont précédé les premières communautés paysannes. Ce fut une époque d’expérimentation intense avec la nourriture durant laquelle furent ramassés des glands, des noix, des graines, des escargots, des palourdes, des poissons et d’autres organismes aquatiques. La maîtrise de la fabrication d’outils de pierre s’estompa mais il émergea de nouveaux ustensiles en bois, en cuir et en os, l’usage de la nage et de bateaux, des faucilles de silex, du mortier et du pilon, de la flèche et de l’arc. Ces innovations, qui furent le fait de glaneurs de graines, de pêcheurs sur les rivages et de pisteurs de moutons dans le bassin du Tigre et de l’Euphrate et sur les contreforts des montagnes de la Palestine et du Zagros, précédèrent les reliquats concrets les plus précoces de la domestication – les os de bétail et les types de graines que l’on ne trouve qu’en association avec l’homme.
Ce fut une époque de difficultés et d’épreuves pour les sociétés et les cultures qui avaient créé un art et des religions persistant durant 20 000 années dans la quasi-totalité de l’Asie et de l’Europe; cependant, cette époque favorisa les expérimentations et inspira les hommes à la versatilité. Durant l’époque du réchauffement climatique autour du Bassin Méditerranéen, il y a quelque 12 000 années, des peuples sédentaires, et ayant une certaine pratique de la semence, dégustaient des moutons domestiques au coeur des villages. Les bisons, les mammouths laineux, les rhinocéros, les chevaux sauvages, les ours des cavernes et les rennes avaient complètement déserté les souvenirs de ces peuples.
Les terres qu’ils occupaient étaient sans doute très différentes des steppes et des toundras plus septentrionales ou des savanes méridionales dans lesquelles les chasseurs prospéraient encore. Le paysage ouvert et accidenté était parsemé de zones boisées et de ruisseaux séparés par des étendues herbacées. Les troupeaux errants de moutons et de chèvres sauvages s’accoutumèrent petit à petit aux humains et en tolérèrent la présence même à la “distance de fuite” en-deçà de laquelle les animaux sauvages normalement s’enfuient. Ils constituaient une cible de plus en plus facile à tuer pour des hommes dont la résilience, la vigueur et l’habileté avaient été aiguisées, au fil des générations, par leurs ancêtres chasseurs. Mais en comparaison des chasses grandioses de leurs pères et du harponnage des chevaux sauvages, l’embrochage de chèvres à la flèche doit avoir généré une déception profonde et sans doute inconsciente.
L’effondrement quasi-intégral de la chasse et de la cueillette, à savoir l’activité primordiale de la culture ancienne, dut sûrement affecter le coeur même de l’existence humaine. Le grand mystère de la domestication ne consiste donc pas tant en la manière dont les hommes effectuèrent le contrôle des plantes et des animaux, qu’en la manière dont la conscience humaine se réorganisa lorsque s’effondra la vie cynégétique – à savoir le complexe écologique, mental et social fondé sur la chasse. Toutes les caractéristiques humaines majeures – la taille, le métabolisme, le comportement sexuel et de reproduction, l’intuition et l’intelligence – avaient émergé et s’étaient orientées en fonction de la vie de chasse. Comment, par exemple, les prérogatives mâles se réorientèrent-elles de la chasse vers la cueillette des plantes? Même si les hommes, de tous temps, continuèrent de chasser avec fierté et grand enthousiasme, tout comme les femmes continuèrent de pratiquer la cueillette et d’être le centre du foyer, il est étonnant qu’un tel changement de vocation ait pu avoir lieu.
En l’espace de quelques milliers d’années, les hommes assumèrent le contrôle des récoltes, tant bien même une grande partie en fut ritualisée dans des symboles féminins. Au travers de toute l’histoire, l’agriculture a été représentée en termes et en images féminines. Malgré cela, ce sont les hommes généralement qui dominent l’ordre politique dans de telles sociétés – tel que cela l’est chez les peuples Bibliques. La raison en est peut-être que, dès le tout début de l’agriculture, une des finalités majeures des herbages et des champs de l’homme fut la production de viande à partir d’animaux en pâture et que la quête de viande avait été l’antique prérogative du mâle en tant que chasseur. Ou bien alors fut-ce parce que le contrôle du surplus de grains conférait, en quelque sorte, le prestige et le pouvoir potentiel traditionnellement associés avec la chasse et avec l’honneur du chasseur lors de la distribution du butin?
Faire paître la Chèvre de Crête ou le Mouflon d’Afghanistan, quelles qu’en soient les compensations au niveau du statut social, doit avoir semblé, au fil de la domestication des animaux, de moins en moins digne de la vie d’un homme. Aliénés de la chasse au renne, au cheval ou à l’éléphant, les hommes perdirent à la fois les modèles et les moyens grâce auxquels l’intégrité personnelle était accomplie et évaluée, de façon pacifique, au sein du groupe. Ils trouvèrent un substitut dans la proie la plus grosse et la plus dangereuse qui subsistait: les hommes eux-mêmes.
L’effondrement d’une écologie qui restreignait la natalité des populations, et qui harmonisait les humains avec le mystère et la diversité de toute vie, conduisit, pour ainsi dire au travers d’une Chute diabolique, à la chasse de l’homme par l’homme, au parcage de l’homme par l’homme, à l’accumulation des grains et à la domestication de tout l’espace. Afin de protéger ses champs, un fermier avait besoin de nombreux parents: des fils, des défenseurs et des combattants et, ultimement, des frères en idéologie.
Il existe de nombreux aspects physiques et environnementaux de la domestication qui sont encore non élucidés. Sur une période de plus de deux millions d’années de chasse, durant laquelle les climats et les animaux ont fluctué, pourquoi cela n’est-il pas arrivé plus tôt? Quelle fut la chronologie exacte de tous ces événements interconnectés tels que la préparation de céréales par la cuisson, la gestion des troupeaux, la transhumance et l’abattage fondés sur le calendrier, la plantation et le soin des semences, le parcage et la reproduction d’animaux captifs? Nous n’avons pas même appréhendé intégralement la fonction ou la finalité du contrôle d’espèces diverses de plantes ou d’animaux. Les animaux furent-ils tout d’abord enfermés dans des enclos pour des raisons religieuses ou bien les objectifs religieux et alimentaires se développèrent-ils simultanément?
Il apparaît maintenant que ce qui a été considéré pendant si longtemps comme le “commencement” est en fait l’apogée d’événements qui s’étalèrent sur une période trois fois plus étendue que l’ère Chrétienne. Les grands événements à l’origine de l’agriculture furent, en réalité, un mélange d’activités durant lesquelles les hommes accrurent leur dépendance vis à vis des graines, déployèrent des feux qui modifièrent la végétation et chassèrent une panoplie sans cesse décroissante de mammifères de taille moyenne qu’ils protégèrent d’autres prédateurs. Les graines des ancêtres des plantes de blés et d’orges furent simplement récoltées bien avant d’être délibérément semées.
On pensa, à une époque, que les hommes devinrent d’abord sédentaires et puis découvrirent des gousses et des fruits luxuriants qui croissaient sur des tas d’immondices et sur leurs propres excréments; ou que des hommes déjà sédentaires capturèrent des animaux parce qu’il y avait enfin un endroit pour les enclore. On sait maintenant que les hommes construisirent et utilisèrent des abris efficaces, développèrent des langages et des cultures complexes, élaborèrent de magnifiques outils et conservèrent des feux dans ce qui est maintenant la Turquie, la Tchécoslovaquie, la France, la Russie, la Hongrie et probablement ailleurs, des centaines de siècles avant l’émergence de l’agriculture.
D’autres phases primaires, dans le développement de l’agriculture, ont été postulées mais aucune ne peut expliquer les événements qui survinrent il y a entre 14 000 et 12 000 années. Même la poterie, l’art associé par excellence à la révolution de la production de nourriture, avait été créée depuis longtemps dans la mesure où des récipients étaient requis et fabriqués par des gens qui pratiquaient la cueillette mais qui ne plantaient pas, qui n’emmagasinaient pas et qui n’échangeaient pas de la nourriture.
Il a été dit, à demi-sérieusement, que de même que l’homme a apprivoisé le chien, le chien a apprivoisé l’homme, mais il se peut que le chien n’ait pas été l’un des premiers organismes domestiqués: la preuve en fait défaut en raison de la similarité entre les os des canidés sauvages et ceux des canidés domestiques dans les sites archéologiques. Une chronologie fiable de la toute première présence de chacune des centaines d’espèces de plantes et d’animaux domestiques est lentement en train d’émerger à partir des méthodes de datation au carbone 14 et autres. Cependant, elles arrivent trop tard et ne donnent aucun éclairage sur les débuts de l’agriculture ni ne révèlent rien de ce qui fut un tournant crucial.
Ce qui a sûrement dû précéder l’agriculture fut une transformation de la nature et du sens de la place de l’homme dans le monde; une transformation telle que l’homme prétendrait posséder le monde et que les organismes sauvages seraient passés au crible afin de sélectionner ceux possédant une certaine placidité infantile et naïve qui pourrait être maintenue et accentuée en captivité. Bien longtemps avant que quelque vache sauvage, ou quelque auroch dégénéré, soit harnachés à un jeu de roues de pierre en Egypte, la destinée de la planète avait été altérée. Un groupe de chasseurs démunis, piégés par une crise géophysique ou biologique, se mit à glaner des graines et à écraser des écrevisses – activités qui n’avaient pas occupé la pleine attention de leurs ancêtres pendant des millions d’années, depuis que le genre le plus primitif de l’homme, Ramapithecus, déambula parmi les prairies et les bords des étangs et que le père de l’homme moderne, Australopithecus, chassa du petit gibier et pêcha des crustacés dans les bas fonds des anciens lacs Africains.
L’Elevage, un Echec de Style Biologique
Il n’est pas aisé d’évoquer les animaux domestiques en termes d’échec car nous les aimons tant. Ce sont pour nous des compagnons, tandis que nous considérons les créatures sauvages comme des curiosités, ou des ombres, dont les impulsions s’opposent aux nôtres. La dénonciation de l’agriculture et de la vie rurale, qui est relativement sereine à une époque de crise urbaine, semble dédaigner l’ultime espace de répit et de tranquillité dont nous puissions profiter. Mais, à mon avis, la crise urbaine est une conséquence directe de la révolution de la production de nourriture. Dans un sens, malgré que ce fussent des espèces particulières de plantes et d’animaux que les fermiers domestiquèrent, l’agriculture-élevage a domestiqué la totalité de l’environnement. Pour qui, sinon pour la ville, la nourriture fut-elle produite en masse, et les surplus d’aliments stockés?
La “domestication” signifie beaucoup plus que ce qu’en donne la définition du dictionnaire, à savoir “devenir un membre du foyer”. Les créatures sauvages individuelles introduites dans la maisonnée ne deviennent pas domestiquées quelle que soit l’intensité de l’amour qu’on leur prodigue et quelque soit la durée de leur captivité. Si elles survivent, elles peuvent ne pas prospérer aussi bien que dans la nature sauvage; et si elles prospèrent, elles peuvent ne pas se reproduire, à savoir engendrer de descendance; et si elles se reproduisent, il se peut que leur progéniture préfère la liberté s’il lui arrive de pouvoir s’échapper.
“Domestiquer” signifie altérer génétiquement, altérer un groupe d’organismes afin que leur apparence et leur comportement soient relativement différents de ceux de leur cousins sauvages et afin que ces altérations soient transmises à leur descendance. En sélectionnant les parents, en éliminant les indésirables, en pratiquant la reproduction croisée et la reproduction consanguine, l’homme utilise les processus mêmes qui sont à l’oeuvre dans la nature.
Chaque gène, dans un organisme individuel, fonctionne dans le contexte de nombreux autres gènes. Les altérations génétiques, résultant de la domestication, peuvent ainsi affecter la totalité de la créature, son apparence, son comportement et sa physiologie. Le tempérament et la personnalité des animaux domestiques sont, non seulement, plus placides que ceux de leurs congénères sauvages mais ils sont également plus flasques – c’est à dire qu’ils se caractérisent par moins de définition. Il est vrai qu’il n’y a rien de placide chez un taureau en colère, ou chez un chien de garde méchant, mais leurs mères étaient cependant malléables et une fois qu’un organisme a été dépouillé de sa nature sauvage, il peut être “dégénéré”, dénaturé, dans n’importe quelle direction, en fonction des souhaits du sélectionneur. On peut le rendre féroce sans qu’il soit réellement sauvage. L’aspect sauvage implique une niche écologique dont l’animal domestique a été déplacé. Les niches écologiques sont très exigeantes. En échapper n’est pas un synonyme de liberté mais de perte de direction. L’homme substitue la reproduction contrôlée à la sélection naturelle; les animaux sont sélectionnés en fonction de traits bien particuliers, tels que la production de lait ou la passivité, aux dépens de l’adaptation totale au biotope et aux relations interspécifiques.
Toute population est composée d’individus qui diffèrent les uns des autres. Chez les animaux sauvages, la diversité est constamment réduite à sa périphérie. Le succès de la reproduction et la survie sont optima pour des individus d’un certain type. C’est ainsi que la sélection naturelle constitue une pression de stabilisation qui modèle les populations en espèces reconnaissables et distinctes. Cette pression n’exclut pas la variabilité génétique. Qui plus est, l’apparence et le comportement d’une espèce sauvage restent conformes au type en dépit de la variabilité génétique. L’uniformité apparente masque la différence génétique. Lorsque la sélection naturelle est contrecarrée, une partie de cette variabilité cachée émerge et la population est envahie par de la diversité phénotypique.
Notre expérience subjective de ces processus se situe en termes d’individualité et le concept d’individualité, dans notre société, véhicule une telle intensité de force émotionnelle, tout autant que des connotations politiques, qu’il n’est pas des plus aisés de qualifier d’indésirable le phénomène d’individualisation en tant que sous-produit de la domestication. Bien que la domestication élargisse la diversité des formes – à savoir augmente le polymorphisme visible – elle délite les démarcations claires qui séparent les espèces sauvages et entrave notre reconnaissance de l’espèce en tant que groupe. La seule connaissance des animaux domestiques émousse notre compréhension de la manière dont l’unité et la discontinuité se manifestent en tant que processus fondamentaux dans la nature et elle lui substitue une attention aux individus et aux “sélections” (à savoir aux races animales et aux variétés végétales. NDT). La variabilité étendue de la taille, de la forme, de la couleur et de l’utilisation des chevaux domestiques, par exemple, brouille les distinctions chez les espèces différentes d’Equus, qui étaient autrefois constantes et signifiantes.
Il est important de connaître, lorsque deux organismes quelconques sont comparés, la nature de leurs relations. Quelque insignifiante cette distinction puisse apparaître au prime abord, son insignifiance trahit tout simplement la pauvreté de la biologie dans la philosophie moderne. Avec la domestication, le ré-établissement arbitraire de relations et de groupements inconsistants détériora les capacités perceptuelles de l’humanité. Si l’écologie évolutive humaine n’avait qu’une seule leçon à mettre en exergue, ce serait que le développement de l’intelligence humaine est corrélé à l’exploration consciente, par l’homme, du système des espèces dans la nature. Mais de par cette sensibilité perdue, il nous est impossible de prendre conscience des conséquences biologiques de la domestication.
Les altérations glandulaires et anatomiques de la domestication animale sont relativement bien connues. Prenons l’exemple du rat blanc, dont l’histoire a été comparativement bien documentée depuis sa création à partir du rat brun au milieu du dix-neuvième siècle. En sélectionnant pour l’aisance de conservation et d’uniformité, une panoplie de transformations afférentes et accidentelles s’est manifestée. Le rat blanc, plus apprivoisé, plus malléable, moins agressif et plus fécond, avec son développement gonadique plus précoce, une thyroïde moins active, et des glandes surrénales plus petites, est affligé d’une plus grande susceptibilité au stress, à la fatigue, à la maladie et possède moins d’intelligence que ses cousins sauvages. La plupart des altérations délétères ont été des effets collatéraux inévitables en raison de l’interaction entre les gènes ou parce que les gènes favorisés par le sélectionneur sont intimement liés à des gènes indésirables sur les chromosomes.
Le style puissant et ferme de l’animal sauvage est dû à un mélange de gènes qui fonctionnent bien en synergie – en d’autres mots, il possède un système épigénétique stable. La similarité des individus est protégée par ce système prévenant les bouleversements par mutations. De plus, il se peut que certaines aberrations chromosomiques servent à conserver la cohésion de blocs de gènes dans la forme sauvage; à savoir, ils tendent à réduire le mélange ou la recombinaison dans les générations subséquentes. Lors du processus de domestication, le sélectionneur brise cette cohésion, ce qui permet à de nouvelles combinaisons d’apparaître dans les descendants qui rendraient la plupart d’entre eux inadaptés dans la nature. Certaines de ces combinaisons seront particulièrement désirables au sélectionneur, d’autres tout simplement des monstres. Une fois qu’un amas est brisé par la sélection contrôlée par l’homme – ce qui produit des “dingos” génétiques qui sont protégés des rigueurs de la nature sauvage – de nouvelles séries de types de captivité peuvent en être extraits sur la ferme ou dans le laboratoire. Même dans les zoos, dans lesquels la majorité des animaux sauvages meurent rapidement, les captifs qui survivent sont ceux qui, à cause de leur différence génétique, sont moins exigeants quant à leur territoire, moins subtils quant aux indices et signaux sociaux, moins précis en discrimination comportementale, moins sensibles à la perte des compagnons et à la peur de la présence humaine. Tous les animaux domestiques sont hautement sociaux, mais leurs relations sociales sont dégradées et généralisées, de même que leur physiologie est radicalement altérée. Ils ont été sélectionnés pour leur promptitude à accepter le contrôle humain. Les “phéromones de déclenchement” – ces signaux émanant d’animaux de leur espèce qui déclenchent des séquences comportementales complexes – sont perdues ainsi que les réactions génétiquement régulées. Pour eux, le monde est devenu plus simple.
Le rituel comportemental est abrégé. Le combat symbolique, dans le but de gérer paisiblement les conflits, est moins fréquent chez les animaux domestiques que chez les animaux sauvages. Les rituels et modalités d’accouplement perdent leur synchronisation précise de par le fait que des segments soient perdus. Les transformations hormonales, telle que la diminution en stéroïdes adréno-corticaux, conduisent à la soumission. Les systèmes de reproduction des animaux captifs perdent leur harmonisation avec les saisons et les postures de parades, qui, dans la nature, constituent une séquence précise et progressive de phases, allant de la cour au comportement parental. Les différences entre mâles et femelles – les caractères sexuels secondaires – sont diluées. Les animaux deviennent de vulgaires pions dans l’arène de reproduction du sélectionneur, spoliés de la finesse et des détails exquis tellement caractéristiques des formes sauvages. L’animal domestique s’éloigne du type de l’espèce durement gagné. Pour l’homme, l’animal cesse d’être une représentation adéquate d’une forme de vie naturelle. Son apparence et son comportement dégradés nous fourvoient et nous mystifient quant aux perceptions fondamentales des rythmes de continuité et de discontinuité et quant aux manifestations spécifiques de la multiplicité dans la nature.
Les interprétations de cette écologie débauchée furent formulées, pour la civilisation, par ses membres “éduqués”. Des dilettantes décadents, originaires de la ville, auscultaient, par dessus les barrières de l’enclos, les créatures brisées se vautrant et copulant dans leur propre fumier et c’est ainsi que le concept de la brute bestiale, aux appétits sans bornes, était né. Ce fut le modèle conçu pour “l’animal” dans la philosophie, “le naturel” dont les hommes, ce qui est assez compréhensible, aspiraient à se libérer en toute transcendance.
Parmi les animaux, les candidats tout indiqués pour la domestication sont des formes sociales grégaires, à savoir orientées vers la vie de troupeau, et qui reconnaissent l’autorité ou la domination. Leurs réactions vis à vis de leur propre espèce (et des partenaires sexuels potentiels) et vis à vis de leur propre habitat relève plus de l’apprentissage que de réponses déterminées à des signaux déterminés. L’élevage recherche et exploite trois caractéristiques de ces animaux: la tendance des plus jeunes à suivre quiconque se charge de son imprégnation – le processus d’attachement irréversible; la progressivité de la transition de l’allaitement à l’alimentation; et la manière dont les diverses relations sociales peuvent être régulées par les différents sens. Par exemple, les relations de nourrissement entre la mère et la fille peuvent être fondées sur un engramme du goût. Une laitière Ecossaise laisse la vache (de même que le veau) lui lécher ses mains ensanglantées, à la naissance, de sorte que cette vache ne laissera couler son lait que pour son veau et la laitière, et seulement pour eux.
Des défauts métaboliques innés condamnent les animaux sauvages à une destruction rapide. En captivité, de tels handicapés sont non seulement protégés mais adulés. Ces défauts (“hypertrophies”) de croissance se traduisent par une production augmentée de viande, de laine, de lait, de soie et d’oeufs. De tels avortons portent un fardeau de faiblesse génétique. Le soin et l’alimentation de ces gringalets constitue, pour une large part, la science animale moderne, qui peut être définie comme la création systématique de difformités, d’anomalies animales et de monstres ainsi que la pratique de les conserver vivants.
Un autre trait mutant, commun aux animaux domestiques, est la précocité sexuelle et le retardement excessif de la maturité combinés à une croissance rapide. En abattant les individus irascibles et têtus, la lignée coriace, mature et maigre est sacrifiée au profit d’animaux aux réactions infantiles et soumises. Les individus dont la maturité est plus lente sont favorisés. Les vaches et les chevaux ont des relations mères-enfants qui perdurent, à l’image des primates. En exploitant ce type de relations, de nouvelles interdépendances sociales peuvent être créées. Les animaux infantiles sont moins attachés à leur propre espèce et se joignent aisément à d’autres animaux de ferme ou à la maisonnée humaine. Les enfants sont enthousiastes pour les adopter comme des “gens” et les adultes sont attirés par leur charme sans défense et leurs faces juvéniles – car les qualités juvéniles sont tout autant apparentes sur leur face et sur leur corps que dans leur comportement. Le résultat de tout cela est que les races domestiques sont des créatures qui ne croissent jamais en dépit de leur précocité sexuelle.
L’environnement protégé des animaux domestiques les ouate des forces sculptantes de la nature et les aliène de nombreuses ressources physiques. Ce n’est que lorsque leur préférence pour un écosystème est éliminé par la sélection que cette perte leur est tolérable. Plutôt que d’être plus flexible que son ancêtre sauvage, l’animal domestique est spécialisé pour accepter le jugement humain en ce qui concerne sa nourriture et son habitat. La capacité de vivre avec une déficience n’est pas une libération véritable du comportement mais l’affaiblissement de la faculté de faire des choix. Les bovidés, ovidés et capridés sauvages déambulent extensivement sur divers types de sols et de végétation en quête de plantes pour lesquelles ils ont des besoins spécifiques selon certaines périodes ou en quête d’oligoéléments et autres minéraux qu’ils lèchent directement dans la terre. Ils recherchent la boue ou le sable, l’ombre ou le plein soleil, l’humidité et le vent – à savoir les conditions qui leur sont propices. Leur exposition instinctive et délibérée à la pluie et à la neige est précisément mesurée selon leurs besoins. Nombreux sont ceux qui possèdent des relations privilégiées avec des oiseaux, qui se nourrissent près d’eux ou sur eux, ou avec d’autres animaux ou plantes parasites, internes et externes, qui sont bénéfiques à leur santé. Chaque phase de leur cycle de vie se déroule dans l’environnement adéquat qui peut être différent pour l’alimentation, la naissance, la cour, le repos, la dissimulation, le jeu, la socialisation. Dans les zoos, l’effondrement physique et mental est fréquent parce que les animaux manquent de la panoplie de choix nécessaires à une existence sociale ou physique harmonieuse. Il est tout simplement impossible de garder vivantes certaines espèces, ce qui nécessite un flux constant de “matériau vivant” afin de remplacer les morts ou les mourants.
Les animaux domestiques, qui vivent aussi dans des environnements restreints, ne sont pas anémiés et ne souffrent pas de claustrophobie parce que ce sont les survivants de centaines de générations de captifs. Ce sont des besogneux bien capitonnés, blindés par un mental émoussé et des corps épaissis contre l’uniformité de la cour de ferme, ayant atteint une indépendance vis à vis des exigences du style en n’ayant pas de style et supportant le monde grisâtre de la captivité en chutant vers le dénominateur commun le plus bas de la survie.
Si cela semble être une calomnie d’un chien, d’un cochon ou d’un cheval favori, souvenez-vous que la sélection artificielle de qualités juvéniles favorise également l’immaturité, la flexibilité et l’adaptabilité. Les qualités qui sont admirées – les réactions aux humains chez les chiens et l’entraînement chez les chevaux – ont été obtenues par le biais d’une reproduction sélective aux dépens des qualités de maturité. Personne ne peut juger du pathos d’un animal domestique qui n’a pas observé son cousin sauvage dans son habitat naturel durant plusieurs mois. Tant que la mythologie civilisée considérera les animaux sauvages comme de piètres images des formes fermières, il sera presque impossible, pour la plupart des gens, de dresser des comparaisons qui ne soit pas biaisées.
L’homme est occasionnellement inclus dans la liste des animaux domestiques. Mais l’homme est civilisé, il n’est pas domestiqué. La domestication est le processus grâce auquel la configuration génétique d’organismes est altérée par l’homme pour créer des variétés ou des races et grâce auquel l’homme civilisé contrôle des organismes qui font partie de son propre habitat et au travers desquels il perçoit la totalité de la nature. Ces races sont extraites de la niche de l’espèce sauvage, dépouillées de toute intégrité biologique et simplifiées quant à leurs comportements et contingences.
Chez les animaux domestiques, les relations sociales sont réduites à leur minimum le plus rudimentaire. Les phases pré-reproductives des cycles de la vie sont minimisées, la cour est réduite et la capacité de l’animal de reconnaître sa propre espèce est affaiblie. Comme ces transformations ne se sont pas manifestées chez l’homme, ce dernier n’est pas à proprement parler un animal domestique bien que la civilisation ait bouleversé sa stabilité épigénétique et ait généré des hordes de dingos.
L’Invention de la Besogne et de la Catastrophe
Les premières cultures furent réalisées au sud et à l’ouest de la Mer Caspienne sur des plateaux alors couverts de prairies et de bosquets épars, la plus grande partie étant de la steppe ou de la savane de chênes et de pistachiers. Le climat était chaud bien que la glace de l’Age glaciaire occupait encore les vallées de haute montagne. Le sol de ces pentes de forêts ouvertes du Zagros, du Liban et de la Palestine était léger et pouvait être travaillé aisément. La routine n’était pas pire que la cueillette de grains sauvages et que l’extraction de racines sauvages.
L’éminent géographe Américain Carl Sauer a suggéré que les plantations occasionnelles, sous la forme de semences dans les tas de déchets, aient pu précéder l’agriculture. Cependant, il n’existe pas de preuve de culture primitive des légumes et les herbes qui produisent des graines nécessitent au moins un minimum de labour. Aux environs de 9000 avant EC, il existait au moins deux groupes de fermiers primitifs au Proche Orient, les Natoufiens et les Karim Shahirs. Ces peuples vivaient dans des grottes et dans des petits regroupements de huttes en terre et ils possédaient des moutons et des chèvres domestiques ainsi que deux céréales. Il a été trouvé, dans les vestiges archéologiques, une prépondérance d’os d’animaux immatures, ainsi que des faucilles en silex, des pierres à moudre et des haches celtiques en pierre. Ils vivaient dans la même région que d’autres hommes qui subsistaient intégralement de la chasse et de la cueillette, certains sans abris, et d’autres dans des huttes ou des grottes. Les “chasseurs purs” continuèrent de persister pendant encore deux mille ans au Proche Orient, bien qu’au fil du réchauffement du climat, le gibier tel que le daim rouge eût diminué. Alors que les écosystèmes plus froids se déplaçaient vers les pentes montagneuses, les populations humaines s’accrurent. Lorsque, dans cette région, les chasseurs abandonnèrent complètement l’espace aux fermiers, vers 7000 avant EC, les villes de Jéricho, dans la vallée du Jourdain, et de Jarmo, dans les montagnes de Zagros, comprenaient chacune jusqu’à 125 habitants vivant dans des maisons. L’ agriculture de subsistance était en chemin.
A cette époque, les techniques primitives d’agriculture se propageaient à partir du Proche Orient, invitant d’autres domestications en Asie et en Amérique qui, à leur tour, envoyèrent de nouvelles variétés de plantes cultivées et de nouvelles races d’animaux domestiques vers le Proche-Orient.
La production de céréales stockables, qui pouvaient nourrir un grand nombre de non-paysans, marqua la transition de l’agriculture de subsistance vers l’agriculture institutionnelle. Vers 5000 avant EC, il y avait des agriculteurs dans les vallées alluviales du Tigre et de l’Euphrate qui avaient recours à des esclaves pour gérer les adventices et les sols lourds et pour cultiver dans de vastes champs une monoculture de grain hybride. Les surplus agricoles et de nouveaux systèmes de distribution et de stockage firent en sorte que les spécialisations de classes et de métiers devinrent possibles et nécessaires.
L’élevage des cochons, la poterie et le tissage se développèrent et les premiers temples symbolisèrent l’émergence de cosmologies fondées sur un modèle d’univers en cour de ferme et sur des théocraties hiérarchiques, des états politiques, la tyrannie, les guerres et le travail. L’émergence simultanée du premier bétail domestique et des temples, ainsi que des symboles de vaches sacrées, signifie que les vaches furent tout d’abord conservées pour des raisons religieuses plutôt que pour des motifs économiques.
Un millier d’années plus tard, il existait des villes de 10 000 personnes; les fermiers avaient occupé les plaines alluviales du Nil et du Danube et les nomades, avec des troupeaux de bêtes, grignotaient leur chemin au travers du Sahara, de la Perse, de l’Arabie, du Maroc et de l’Ethiopie – en répandant les traditions, l’arrogance et la destruction du nomadisme pastoral. En Europe, avec le temps, l’utilisation des haches pour couper les arbres se combina avec les dents et les sabots du bétail pour détruire les grandes forêts qui avaient prospéré sur les terres libérées par les glaces. L’humanité se tenait au seuil du monde moderne.
Il existe de nombreux genres de fermiers et d’éleveurs, de par le monde, mais ils diffèrent principalement quant à la proportion de certaines qualités communes qui dérivent de la nature fondamentale du labour et du soin aux animaux. Les premiers agriculteurs différaient grandement, parmi les divers peuples, quant à la proportion de chasse, de cueillette et de plantations. Les qualités dérivées des plantations sont plus clairement perçues chez les paysans-fermiers tardifs de l’état agricole historique ou civilisé. Ils adhèrent au sol natif, révèrent leurs ancêtres, ont une mentalité simple et des codes rigides de conduites. Ils sont simples, industrieux, tenaces et prédictibles. Mais la simplicité peut être le synonyme d’intelligence épaisse et la diligence au travail peut être un terme aimable pour qualifier un labeur pénible, le prix et le gage de la sécurité, du respect et de la piété. Les autres vertus sont des euphémismes pour la vie simplifiée et répétitive de gens dont la prise de bull-dog sur leur humanité est interprétée à tort comme la satisfaction et la sérénité du sage.
Le paysan a marié la domesticité à l’agriculture. Sa maison est à l’image du travail des champs: banale et monotone. Comme l’accouplement du bêlier et de la brebis, le partenariat du mariage est généralement arrangé: pour la plupart, un choix utile. La procréation est l’extension familiale de la production, les moyens de garantir des enfants pour les travaux des champs. La prudence et l’aspect pratique régulent les relations familiales. Une économie d’abondance normale, combinée à la peur de la pénurie et de la famine, engendre la famille autoritaire fondée sur l’obstination, la domination et la soumission. Les enfants grandissent en développant du ressentiment vis à vis des aînés. Lorsque le père est un tyran, les repas sont mangés en silence. L’état inhumain et désespéré du serf dans une société agricole le force à réprimer ses frustrations familiales afin de survivre, l’oblige à les transformer en conformisme amer et à rediriger sa haine vers l’extérieur: vers les compétiteurs, les étrangers, et la nature sauvage. L’unité et la loyauté féroces deviennent le coeur de la lutte des classes et de l’exploitation idéologique, une expression de la fraternité des esclaves.
Les paysans confrontent le monde extérieur avec une morosité rustre, des émotions occultées ou réprimées à l’exception de la raillerie vis à vis de ceux qui sont trop doux. Le décorum et la sobriété se substituent au style et à la gaieté. Le ressentiment et la suspicion les subjuguent. Une torpeur stoïque et un manque d’imagination sont inséparables de la foi religieuse. Demandez au paysan ce qu’il aime dans la vie et vous n’en obtiendrez aucune réponse. Des entretiens approfondis révèlent un mécontentement intense vis à vis de sa situation et un très fort souhait de quitter l’environnement rural morne. Il est plus que probable que la plupart d’entre nous percevons certains de ces traits chez nos contemporains urbains et chez nous-mêmes, loin de la charrue et de la porcherie.
Ce furent les premiers fermiers qui, reconnaissant la connexion entre le sexe et la reproduction, avilirent la sexualité en l’associant à la fierté et à la productivité. Une fois dépouillée de son mystère et utilisée comme un outil plutôt que comme un rituel d’engagement et d’union, elle fut pervertie en lascivité par les petits chefs et les cousins urbains.
De par cette vision anthropomorphique du monde, telle qu’elle s’exprime dans l’invention des dieux humanisés – le patriarcat et le matriarcat s’affrontant à jamais – le paysan et le villageois considèrent que leur mauvaise fortune est provoquée par quelqu’un d’autre et qu’il faut la contrecarrer par la magie ou la vengeance.
Les hommes obtiennent des images d’eux-mêmes à partir du monde naturel. Les semeurs et les laboureurs se voient comme des animaux domestiques ou comme des plantes – des cultures dans le jardin cosmique. Réserver une partie de la récolte pour les dieux fait partie de la coutume des cérémonies de renouvellement. C’est ainsi que le sacrifice vit le jour; le meurtre du premier-né est un mythe logique des humains aussi nombreux que les herbes des champs. Les bergers se perçoivent eux-mêmes comme des moutons qui suivent “un grand berger”. Vivant parmi des écosystèmes en plein effondrement, les agriculteurs acceptent une religion de dieux arbitraires, de punitions catastrophiques par les inondations, les pestes, la famine, et la sécheresse dans une théologie apocalyptique.
Il est courant, dans les études sociologiques, de distinguer entre les cultivateurs et les bergers tribaux du début de l’agriculture d’une part et les fermiers et paysans de l’agriculture subséquente. Les premiers ne vivent pas dans une société aussi structurée et complexe de gouverneurs et de travailleurs que celle, par exemple, des paysans traditionnels du centre de l’Europe. Ce dernier – le fermier moderne – est un entrepreneur, un agri-manager qui, bien que souvent puritain et conservateur, vit dans une relation non-religieuse au sol et considère la terre comme le produit d’une économie industrielle moderne. Aussi utiles que puissent être ces distinctions pour des comparaisons sociales, elles ne portent pas du tout à conséquences sur le plan écologique. Toutes les sociétés agraires partagent les mêmes symptômes d’anthropocentrisme, d’illusions de la toute-puissance, de la haine envers les animaux sauvages prédateurs, le manque d’intérêt vis à vis des animaux et des plantes sans valeur économique et la volonté de trimer avec ses ressentiments profonds et latents, un mélange cru de rectitude et de lourdeur, ainsi que d’une absence d’humour.
Dans l’histoire officielle, 3000 avant EC marque le début de la civilisation, ce qui correspond à l’émergence des monocultures d’irrigation de vallées équatoriales, du complexe rural-citadin de fermes spécialisées en monocultures et des bureaucraties gouvernantes des grandes vallées alluviales. On trouve dans les vestiges archéologiques des états Mésopotamiens des preuves de chariot à boeuf, de commerce, d’écriture, d’esclaves, de guerres et de royauté théocratique. Durant cette même période, il y eut une détérioration de tout l’environnement naturel, des écosystèmes pillés qui ne purent jamais se régénérer. Cet effondrement écologique se traduisit par l’extinction locale des grands mammifères sauvages, la désertification des forêts, la dégradation des prairies et la disparition de l’humus, l’instabilité des ruisseaux et l’assèchement des sources et l’épuisement de la fertilité des sols – tous ces facteurs affectèrent l’approvisionnement en eau, le climat et l’économie. La désintégration effrénée passait alors largement inaperçue, de même qu’elle nous semble étrangère de nos jours. Les individus naissaient dans des paysages pierreux et austères dans lesquelles les inondations et les sécheresses semblaient être récurrentes à jamais, un monde donné à l’homme plutôt que façonné par l’homme.
La corrélation entre l’émergence et la chute des grandes civilisations de vallées alluviales et la malédiction écologique induite par la machinerie de facture humaine fut clairement mise en exergue par Dr. W. C. Lowdermilk, un expert Américain des sols. Lowdermilk observa, tout d’abord, que les fonds de vallées, le long des grandes rivières, était tout autant fertile que jamais bien qu’elles ne supportaient seulement qu’un cinquième des populations qui y demeuraient 3000 années auparavant. La débâcle qui subjugua Babylone, Kish, Ezion Geber, Timgad, Petra, Carthage, et d’autres cités du Proche Orient, ne fut tout simplement pas le fait de l’épuisement des terres.
Deux types d’indices aidèrent Lowdermilk à élucider le rôle de l’ancienne agriculture hydraulique à partir des ruines de ces cités maintenant enfouies. Un de ces indices était l’envasement des conduites d’eaux et l’enfouissement des canaux d’irrigation et des ouvrages hydrauliques. Les cités elles-mêmes étaient ensevelies ainsi que tout archéologue expert dans l’usage de la pelle peut en témoigner. Jerash, une cité d’autre fois 250 000 personnes, gît maintenant sous 4 mètres de terre, sur laquelle se trouve de nos jours un village de 3000 habitants.
L’autre indice était les pentes rocheuses dénudées au-delà des murs de la cité, ce qui est tellement caractéristique du monde Méditerranéen, du Portugal à la Palestine, et de la plus grande partie du Proche Orient et de l’Afrique du nord, de l’Inde, de la Chine et du Mexique. Les preuves sont irréfutables: ces espaces étaient autrefois recouverts de sol, d’herbes et de plantes ligneuses; les études de paléontologie – l’analyse des grains de pollen des anciens fonds lacustres, grâce à laquelle les types de vie végétale antérieure peuvent être déterminés – s’accordent avec les sources géologiques, archéologiques et historiques. Dans les collines de Judée et sur les contreforts de la province de Shansi, Lowdermilk découvrit des anciens temples en altitude dont les murs gardaient le bétail à distance et dont la nature sacrée éloignait les bûcherons. A l’intérieur de l’enceinte murale, des bosquets survivaient sur de bons sols fertiles, des oasis isolées dans des milliers de kilomètres carrés de désert généré par l’homme. Sur Chypre, où les murs des temples des fonds de vallées arrêtaient les coulées de boue, la plaine est maintenant à près de trois mètres au dessus de la cour de l’église. L’église possède un nouveau plancher qui est bâti au-dessus d’un flux massif d’alluvions de quatre mètres d’épaisseur. Ce sont donc sept mètres de sol qui se sont érodés, des terrains en pente, depuis la construction de l’église, le résultat de la déforestation, du pâturage et des feux.
Les pentes érodées et les citées ensevelies ne constituent qu’une partie de l’histoire. Ce n’est pas l’utilisation intensive des terres qui fut la cause première de l’effondrement urbain. Lowdermilk déduisit qu’une grande explosion démographique avait suivi la maîtrise de l’agriculture irriguée qui incorporait l’usage de la charrue et la stratégie de rotations de cultures. Les hordes humaines s’accrurent plus rapidement que la famine et les guerres pouvaient les anéantir. La densité démographique, dans les cités et dans les basses plaines, provoqua l’exode des gens en amont, vers les affluents et vers les hauteurs du bassin versant. Le déboisement et la culture des bas côteaux éloignèrent les bergers, et leurs sauterelles à quatre pattes, vers les hauteurs. Les bois pour les bateaux, et autres constructions, furent extraits des hauts-plateaux qui furent à leur tour occupés par les charbonniers, les agriculteurs de subsistance et les éleveurs. Le limon, qui commença à dévaler les pentes, se transforma en une revanche perpétuelle de sorte que les vastes systèmes de terrasses et de canaux d’irrigation dans les vallées requéraient une gestion continuelle, non seulement par les fermiers mais par des armées de travailleurs – esclaves et autres. La cité qui précéda la présente Beyrouth constitua un exemple de cette séquence: expansion de la population des Sémites Phéniciens grâce à des monocultures irriguées; accroissement du commerce et des manufactures; départ de migrants; déboisement et culture d’un bassin versant élevé qui était autrefois recouvert par plus de 500 000 hectares de cèdres du Liban; suivis d’une lutte acharnée pour protéger les ouvrages d’irrigation contre l’envasement. Lorsque la révolte sociale interféra avec les routines de contrôle, l’état s’effondra.
Alors que l’accroissement de la population, et de ce que l’on demandait à la terre, induisaient encore plus de fragmentation et de subdivision, soit le fermier retombait dans une économie de survie soit l’agriculture était réorganisée sur une base féodale ou étatique. Dans le dernier cas, certains hommes précédemment “libres” devinrent des esclaves et des serfs. Avec le temps, un prolétariat sous-employé et grandissant devint une menace pour les classes gouvernantes et fut pacifié, par l’état, avec du pain et du cirque.
Voilà une brève description de l’Empire Romain qui vit le jour avec des paysans libres. Relativement parlant, Rome est un exemple tardif d’un processus qui débuta lorsque l’ancien état théocratique atteignit les limites de la production et, dans le désert, de l’eau. La population grandissante pouvait réagir de trois manières: mourir de faim, émigrer vers l’arrière-pays et cultiver les pentes ou bien s’engager dans les rôles urbains de la mendicité, du brigandage ou de quelque autre forme plus officielle de razzia pour l’impôt. Ce dernier rôle requérait un accroissement de la taxation et de la régimentation, tout autant pour l’imposer que pour lui résister, ce qui généra des révoltes ou invita des invasions de l’extérieur, et qui fut suivi par un effondrement de la bureaucratie – et par la disparition, sous des avalanches de limon, des conduits d’eau, des fossés, des aqueducs, des terrasses, des réservoirs et des digues. La guerre, l’invasion, l’insurrection, l’épidémie et la famine pouvaient à tour de rôle briser l’équilibre temporaire maintenu par un labeur pénible et incessant contre les conséquences de la révolution agraire.
La combinaison destructrice de l’agriculture hydraulique et de l’état théocratique a constitué la force majeure dans la création de notre société surpeuplée et de notre culture apocalyptique. A l’extérieur des grandes vallées, d’autres combinaisons ont grignoté l’épiderme de la terre tout aussi efficacement même si moins dramatiquement. Au Maroc, le nomadisme pastoral et d’autres pratiques de déboisement, de charbonnage, de pâturage et de feux se sont combinés pour déforester une contrée autrefois verdoyante et ombragée. Il est difficile de sur-estimer l’étendue des dommages provoqués par l’archi-destructrice, la chèvre.
Les historiens ont imputé la destruction du Maroc aux nomades Arabes qui haïssaient les arbres, tout comme il fut reproché aux Mongols l’effondrement des systèmes d’irrigation de la Mésopotamie. L’idéologie a été sollicitée pour expliquer les situations écologiques. C’est comme s’il existait un blocage culturel à l’encontre de la reconnaissance de la gestion désastreuse et fatale de l’environnement naturel par la société agricole et ses seigneurs urbains.
En Chine, les hommes luttèrent pendant 4000 ans pour contrôler le Fleuve Jaune alors que simultanément d’autres hommes, en amont, ravageaient le bassin versant en créant des ravins de 200 mètres de profondeur. Le limon qui dévala se déposa dans le lit de la rivière en la faisant progressivement monter au-dessus de la plaine alluviale; la rivière fut alors totalement contenue par des digues de fabrication humaine. Le ruissellement, provenant des pentes dénudées, débordait occasionnellement au-dessus des digues. La grande inondation de 1852 déplaça l’estuaire de la rivière de 700 km et noya des centaines de milliers de personnes. Le Déluge Biblique de l’Ancien Testament, il y a environ 5500 années, qui fut probablement celui du Tigre, eut la même cause fondamentale. Il existe quelque évidence que les civilisations primitives Sumériennes ne connaissaient pas les inondations du Tigre et que ces dernières apparurent avec la destruction du bassin versant, en amont. Les sols qui engendrèrent les premières plantes, et les premiers animaux domestiques, furent arrachés à la terre par des dents et des sabots et dévalèrent vers le Tigre et l’Euphrate, formant un delta qui s’avança de 300 km à l’intérieur du Golfe Persique comme si la peau avait été pelée de toute la terre et mise en tas au milieu de la mer, en créant 90 000 kilomètres carrés de marécages à partir de l’humus.
La destruction n’était pas nécessairement le résultat de mauvaises pratiques agricoles. Elle provenait plutôt de la nature même de l’élevage. Le bilan de l’agriculture, partout sur la planète, est celui d’une force aveugle répandant des dunes de sable et autres déprédations éoliennes par l’enlisement et l’excavation, l’abaissement des nappes phréatiques, l’augmentation des inondations, l’altération de la composition des communautés végétales et animales et la diminution de la qualité nutritive et de la stabilité des écosystèmes. La perte de certaines substances du réservoir du sol – plus particulièrement le calcium, les phosphates et les nitrates – décroît la valeur des plantes alimentaires. Le changement de composition florale affecte une espèce stable et complexe en la remplaçant par une association plus simple et plus changeante. Une forêt peut rester une forêt, une prairie peut rester une prairie tout en étant altérée drastiquement quant à sa richesse, sa productivité, sa résilience et sa capacité d’élaborer de l’humus. Les changements de composition d’espèces sont induits directement par le surpâturage et indirectement par la culture des terres avoisinantes; ils sont invisibles pour la plupart des gens, même pour les éleveurs et autres pasteurs.
Aucun autre organisme n’est plus intimement associé à la civilisation que les céréales – blé, orge, seigle, riz, maïs: ce sont des poacées (graminées) annuelles altérées dont dépendent les masses humaines. Ecologiquement parlant, les céréales sont des consommatrices et non pas des formatrices de sol. Par opposition, les poacées sauvages vivaces fonctionnent comme des pompes; leur système racinaire profond ramène en permanence à la surface des nutriments minéraux et restructure le sol. Elles vivent en synergie avec une vaste diversité de fleurs d’Astéracées et de Fabacées, deux familles de plantes qui sont essentielles à une bonne formation d’humus, qui dépendent des insectes pollinisateurs pour leur survie et qui, réciproquement, soutiennent une riche vie animale.
Lorsque les hommes entreprirent de mettre en culture de vastes champs de céréales, ils se détournèrent d’une antique relation avec les insectes en quête de pollen et de nectar: les abeilles, les papillons, les scarabées, les mouches. De tels insectes ont rendu possible la vie arboréale des premiers primates dans les forêts tropicales débordant de fleurs et de fruits. Ils furent également essentiels dans l’évolution des prairies et des savanes qui permirent la subsistance des premiers primates non arboréaux et non-humains. Enfin, les insectes pollinisateurs supervisèrent l’évolution de la flore de la steppe et de la toundra, dans lesquelles les grandes hordes de mammifères du Pléistocène encouragèrent les phases ultimes de la chasse par l’humanité.
L’agriculture primitive de subsistance n’abandonna pas sa dépendance vis à vis des plantes à fleurs, et de leurs pollinisateurs, mais lorsque les hommes s’installèrent dans les grandes vallées alluviales et plantèrent de vastes champs de céréales, ils répudièrent en partie les anciennes connexions avec une foule de petits animaux qui composent la faune la plus riche et la plus diverse de notre planète. Les céréales sont des plantes annuelles pollinisées par le vent, éphémères, au système racinaire peu profond, sans qualité de formation d’humus, et leur association avec d’autres plantes à fleurs, ou des insectes pollinisateurs, est minimale. En soutenant des populations humaines vastes et mal-nourries, et de par leurs effets destructeurs sur l’environnement lorsqu’elles sont cultivées en monocultures, les céréales sont réellement le symbole et l’agent de la guerre agricole contre la planète.
Cela peut sembler bizarre d’écrire avec ferveur sur “les pratiques d’usage des terres” à une époque où la pollution est le thème à la mode des préoccupations environnementales et où la solitude de la vie de berger semble idyllique. Avec une telle fraction minimale de la société “vivant de la terre”, dans un état industriel, l’érosion du sol, la destruction de la forêt et la désertification peuvent difficilement apparaître comme ce qui caractérise notre situation écologique présente. Mais le sol était la source d’une vie complexe bien avant que les hommes ou que l’agriculture n’émergeassent. Le sol est tout autant essentiel à notre bien-être qu’il l’était auparavant même si la plupart d’entre nous n’y avons jamais mis les mains.
Les catastrophes d’antan ne paraissent plus aussi terrifiantes qu’elles le furent lorsque Lowdermilk publia son rapport. Ces marées immenses de personnes et de cités semblent, à la lumière de notre ère atomique, avoir entamé un reflux paisible. Eu égard à leur technologie modeste, cela semble presque académique d’y encore faire référence. Cependant, nous partageons avec elles une vision du monde engendrée par les monocultures. La technologie actuelle est devenue plus efficace et complexe sans changer la direction adoptée par les anciens états irrigués. Quelles que soient la noblesse d’esprit et la grandeur des aspirations humaines depuis les premières dynasties Egyptiennes, les archives écrites et les fortunes de l’état ont usurpé les archives humaines. Sa vision d’un univers anthropocentrique, et d’une écologie détériorée affublée d’un décorum de destinée, est un héritage accepté sans aucune discrimination. Eu égard à l’amplitude gigantesque de l’expérience et du temps humains, l’humanité a peut-être involontairement embrassé une époque pathologique comme le modèle de toute vie humaine.
La détérioration du milieu naturel par des animaux à sabots et le remplacement de la flore évolutive riche et variée par des variétés domestiques a jeté les précédents de l’âge machiniste. Le dépeçage par le bulldozer a fait suite au broutage par les chèvres; la désinfection des forêts par les pesticides est une extension du récurage des casseroles de cuisine avec du savon; la pollution de l’air par des gaz toxiques n’est pas très différente de la pollution, chez les Sumériens, de l’eau par de la vase. Mais les assauts les plus dévastateurs sont les extinctions des formes “inutiles” de vie, ces entités sauvages qui semblent être à l’extérieur de notre économie et hostiles à l’agriculture. Le succès de cette philosophie pratique se mesure en termes de marées humaines. La grande augmentation de la population humaine commença véritablement il y a 10 000 ans; nous sommes maintenant 3,5 milliards sur la planète (écrit en 1973. NDT) et nous serons environ 6,5 milliards dans trente ans. Nous avons laissé libre cours à une épidémie démographique, depuis que l’homme cessa la chasse et la cueillette, qui constitue le phénomène le plus terrifiant qui se soit manifesté depuis des millions d’années d’expérience humaine.
La Sauvagerie la plus Primitive
La majorité du monde d’aujourd’hui vit encore dans la période Néolithique – la phase pré-industrielle de la civilisation agricole. Les mouvements humanitaires modernes qui se dédient à la libération de ce “tiers-monde” n’y voient que pauvreté, ignorance et maladie comme son mode de vie. Leur concept d’aide consiste à transformer les planteurs tribaux en paysans et les paysans en agri-managers. Malheureusement, amener le tiers-monde dans le 20 ème siècle signifie, très concrètement, intensifier les désastres écologiques. Les effets pernicieux de notre charité sont ensuite transférés de manière invisible par chaque groupe à ses voisins, non pas sous la forme de charité, mais sous la forme d’esclavage, d’annihilation et de déplacement des chasseurs du voisinage.
Cette persécution des non-paysans, vieille de 10 000 ans, ne se réduit pas à quelques incidents d’outrepassement de territoire ou à quelques disputes à propos de l’abattage de bétail; ce n’est pas un conflit culturel, lié à des différences de langage et de coutumes, et qui engendrerait des incompréhensions. C’est une guerre menée contre les chasseurs-cueilleurs. La propagande qui nourrit cette guerre unilatérale est si répandue, et fait tellement partie intégrante de notre paradigme civilisé, qu’elle s’est insinuée dans les théories religieuses et psychologiques quant à la nature de l’homme et qu’elle se traduit dans le langage de toute activité humaine.
Il existe maint exemples de cet état de fait dans les archives écrites de la civilisation, et même dans la littérature récente. Dans son ouvrage “From Savagery to Civilisation”, l’anthropologue Britannique Graham Clarck (qui a depuis publié un livre plus modéré et informé) a écrit en 1953: “Sous le vernis de la civilisation, se tapit le barbare et sous le barbare, le sauvage et sous les traces les plus primitives de la culture, un noyau solide d’appétits animaux se dévoile”. Il affirma que les chasseurs de la “sauvagerie la plus primitive” ont une panoplie “désespérément limitée” d’idées parce qu’ils sont dépourvus des “stimuli de nouveaux contacts”. Lorsque ces gens terriblement solitaires se rencontrent, ils “jouissent au milieu du groupe de sentiments inhabituels de solidarité”. L’aspect central de “la condition primordiale de l’homme était sa quête incessante de nourriture” et souffrant de cet “inconvénient de dépendance sur les sources sauvages de nourriture”, les hommes vivaient “l’existence misérable d’errants” avec leur “faible vitalité moyenne… un manque général de résistance aux infections… une moyenne basse de niveau énergétique” qui aggravait leur “peur permanente de la famine”. “Ce mode dépendant et parasite de vie” ne produisit aucune progrès et aucun développement culturel, seulement une “pauvreté culturelle telle que l’homme ne put distinguer entre la vie intérieure de l’âme et l’environnement extérieur”. L’art paléolithique n’était que “des dessins enfantins” et sa sculpture était “non pas des objets de culte mais des produits caractéristiques de l’imagination mâle dégénérée”. Les chasseurs vivant dans un équilibre aussi précaire avec leur environnement étaient très vulnérables et ajouta-t-il “incapables d’un labeur soutenu”.
Ces assertions sont complètement erronées. On peut les interpréter comme des rétro-projections de nos traits les plus négatifs. Cependant, de nombreuses personnes éduquées portent foi à ces ballons de baudruche et imaginent les hommes des cavernes, leurs ancêtres, comme des animaux instinctifs, se bastonnant avec des massues, rongeant avidement des ossements, s’accouplant à l’aveuglette et incapables de communiquer au-delà des grognements.
Parmi les plus éminents propagateurs d’une image falsifiée de la vie préhistorique, il y eut V. Gordon Childe, l’historien Anglais dont les ouvrages “Before History” et “Man Makes Himself” furent très largement lus. Il y écrivit: “Les avantages intrinsèques d’une économie de production de nourriture sont évidents en soi… La communauté de chasseurs-cueilleurs avait été restreinte en taille en fonction de la disponibilité de sources d’aliments – la quantité réelle du gibier, du poisson, des racines comestibles et des baies disponibles sur son territoire. Aucun effort humain ne pouvait accroître ces disponibilités, quoique les magiciens pussent prétendre”. Les enfants, souligna-t-il, étaient grandement choyés par les fermiers alors qu’ils étaient “susceptibles d’être un fardeau” pour les chasseurs et il conclut, de manière erronée, que les premiers aimaient donc plus leur progéniture que les seconds.
L’affirmation selon laquelle les chasseurs étaient limités en population en raison de la disponibilité de nourriture trouve peut-être son origine dans les preuves historiques abondantes de famine chez les paysans alors que les observations concernant des chasseurs vivants à notre époque ont mis en valeur que cette théorie ne pouvait pas leur être appliquée. Comme le distingué écologiste Américain Paul Sears, ainsi que le géographe Carl Sauer, et de nombreux autres, l’ont fait remarquer, l’agriculture ne s’est pas développée en raison d’un manque de nourriture. Il est clair que les enfants étaient privilégiés par les paysans, qui avaient de nombreux labeurs à effectuer, mais ils étaient aussi vendus par eux. La supposition que les enfants constituaient un fardeau pour les chasseurs est peut-être due à une généralisation fallacieuse d’observations concernant certains Eskimos. Mais les Eskimos constituent un peuple récent et vivant aux extrêmes limites de la zone terrestre habitable.
Childe énumère les “avantages intrinsèques de l’économie de production de nourriture” comme une liberté vis à vis des fluctuations dans les sources de nourriture, liberté vis à vis des saisons, plus de loisirs, plus d’artisanat et des habitations permanentes. Ce qui est curieux, c’est que tout cela n’a pas été gagné mais bien plutôt perdu en raison de l’agriculture. Les sociétés agricoles populeuses, avec leurs cités dépendantes, étaient sujettes à des échecs de culture et à des pertes de nourriture stockée en raison des rongeurs, des champignons et des rôdeurs humains; les outils de n’importe quel cultivateur étaient beaucoup plus grossiers et rares que ceux d’une bonne panoplie d’outils de la fin du Paléolithique; et les agriculteurs héritèrent simplement des demeures érigées par les chasseurs de mammouths et de rennes.
Tout le concept des avantages “évidents en soi” de la “révolution de production de nourriture” du Néolithique demande à être réexaminé, y compris les prétentions selon lesquelles (tout comme l’industrie moderne plus tard) elle “libérerait l’homme encore plus de la dépendance vis à vis de son environnement immédiat” ou selon lesquelles “la créativité culturelle” requérait de la géométrie pour l’irrigation des champs, une économie de marché ou le calendrier. Il n’est aucune preuve que les cités-états irrigués rendirent l’homme plus intelligent ou plus culturellement raffiné. Lorsque les historiens Américains Nathaniel Weyl et Stefan Possony écrivirent, dans “The Geography of Intellect” que “l’importance des civilisations d’irrigation pour la géographie de l’intellect est qu’elle crée les conditions requises pour le développement de la capacité de raisonnement et pour la sélection d’une classe sacerdotale ou bureaucratique en termes de connaissances et de capacités intellectuelles”, ils s’expriment à l’encontre des évidences. La transition vers l’agriculture a même été justifiée biologiquement. Addison Gulick écrivit dans “A Biological Prologue for Human Values”: “Le passage de la chasse à l’agriculture de subsistance doit être apprécié comme une adaptation évolutive positive puisqu’il permit à beaucoup plus de gens qu’avant de subsister sur chaque kilomètre carré”. Cela n’est vrai seulement que si l’on assume qu’il est préférable d’avoir plus de population par kilomètre carré et il n’existe aucune évidence permettant de conclure que l’évolution de n’importe quelle espèce soit favorisée par une augmentation de sa densité.
La haine culturelle portée aux chasseurs, avec ses suppositions à l’emporte-pièce “d’avantages intrinsèques” de l’agriculture, ses images d’Epinal de la barbarie et de la brutalité des hommes des cavernes, est une conspiration de calomnies perverses à l’image de la propagande de guerre inventée pour justifier les massacres. Il est toujours nécessaire de montrer la sous-humanité de l’ennemi afin de motiver et de justifier de l’agressivité et de la cruauté à son encontre. Une telle représentation fallacieuse des peuples non-paysans est aussi vieille que l’histoire écrite et aussi commune que les “raisons” invoquées pour l’invasion des territoires des Bushman dans le Botswana par les Bantous, pour le déplacement des chasseurs de Punan à Bornéo par les paysans et les forestiers Dyak, pour l’encerclement des Indiens Varohio par les ranchers métis au Mexique et pour le meurtre de diverses tribus d’Indiens par les Brésiliens dans les tributaires septentrionaux de l’Amazone. L’invasion territoriale est toujours précédée de mensonges qui enflamment les antagonismes sociaux ou religieux. La notion soutenue par la civilisation agricole – qu’est encore notre monde moderne, sous beaucoup d’aspects – stipulant que les peuples chasseurs jouissent de plus de terres qu’ils n’en ont besoin, qu’ils ne savent pas les exploiter adéquatement et qu’ils peuvent donc en être dépossédés, a embrumé la perception de l’homme depuis 10 000 années. Ce n’est pas une surprise de voir que les disciplines de la Renaissance – archéologie, anthropologie, histoire, philosophie et sciences naturelles – ont amplifié les stéréotypes de brutes et de gaspilleurs: ces concepts sont soutenus par le narcissisme classique et le dogme religieux de la culture moderne et ils justifient le génocide des peuples chasseurs.
Vers 1970, quelque vingt tribus, dans les zones les plus isolées du monde, constituaient tout ce qu’il restait des chasseurs-cueilleurs. Les persécutions des nations, des races et des groupes ethniques dans les archives de l’histoire écrite sont des répliques du grand prototype de génocide: les dix mille années d’éradication des chasseurs par les fermiers.
L’idylle de la vie agraire n’a pas de fondement en réalité mais ô combien tenace est l’illusion qu’il est quelque chose de gracieux dans une vie d’enfourchage de fumier, de manipulations de vannes et d’élevage de chèvres. Ainsi que William Allen a pu le dire des fermiers primitifs: “La subsistance est leur récompense pour un labeur sans relâche, un fardeau presque permanent de besogne”. Le point de départ est l’ennui. Leur répit réside dans l’ivrognerie, les procès publics, les festivals, la violence et l’utilisation sadique et sexuelle des animaux domestiques.
Le mythe selon lequel la pratique de l’agriculture engendre un respect du sol ne passe pas le cap d’un examen sérieux. A l’époque du roi Babylonien Hammurabi, il y a 3800 ans, les hommes du sol avaient rendu la terre aliénable: elle pouvait être vendue, louée, on pouvait en partager les récoltes ou les bénéfices. Même durant l’époque de la poésie pastorale, à son apogée du dix-huitième siècle, les sols de la Nouvelle-Angleterre et des états côtiers du sud des USA avaient été ruinés à jamais. Les paysans lents d’esprit et lessivés, victimes de peurs chroniques de disette, ravagés par leurs propres images fantastiques de champs de bataille cosmiques entre la fécondité et la stérilité, piégés dans des cycles d’instincts sociaux dégradés avec les animaux domestiques, n’ont pas été les auteurs – ou les lecteurs – de la littérature agraire romantique. Les faiblesses de l’agriculture ont été projetées sur les chasseurs.
En s’adressant à un groupe de collègues il y a quelques années, l’anthropologue de l’Université du Michigan, Marshall Sahlins a dit:
«Presque totalement attachés à l’argument selon lequel la vie était dure durant le Paléolithique, nos ouvrages scolaires convient un sens de catastrophe imminente, incitant les étudiants à se demander non seulement comment les chasseurs réussirent à se maintenir en vie mais en plus si on pouvait réellement qualifier cela de vie. Le spectre de la famine prend en chasse le chasseur, dans ces pages. Son incompétence technique est réputée enjoindre un labeur continu juste pour survivre, ne lui laissant aucun répit en dehors de la quête de nourriture et sans le loisir de “bâtir une culture”. Et même plus, en dépit de tous ses efforts, il obtient les scores les plus bas en thermodynamiques – moins d’énergie exploitée par personne et par année – que tout autre mode de production. Il est condamné à jouer le rôle du mauvais exemple, à savoir d’incarner la prétendue économie de subsistance.
Selon la conception commune, une société d’abondance est une société dans laquelle tous les désirs des gens sont aisément satisfaits; et bien que nous ayons le plaisir de considérer que cette situation de bonheur est l’apanage unique de la civilisation industrielle, il en existe cependant un meilleur exemple avec les chasseurs cueilleurs. Car les désirs sont “aisément satisfaits” soit en produisant beaucoup soit en désirant peu. La course à la mode Galbraith vers l’abondance rend ces assertions appropriées à l’économie de marché, à savoir que les besoins de l’homme sont grands tandis que ses moyens sont limités. Le fossé entre les moyens et les finalités peut être comblé par la productivité industrielle. Mais il existe également une solution Zen à la disette et à l’abondance qui commence avec des prémisses opposées aux nôtres, à savoir que les finalités matérielles humaines sont peu nombreuses et que les moyens techniques sont immuables mais adéquats.
La vision traditionnelle déprimante du pétrin du chasseur remonte à Adam Smith et même avant. Les érudits exaltent un Grand Saut Néolithique vers le Progrès. Certains évoquèrent une transition des efforts humains vers des sources domestiquées d’énergie comme si les gens avaient été libérés par un nouvel outil dispensant de travail. La pénurie est l’obsession fondamentale d’une économie marchande, la condition de tous ceux qui y participent. Le marché rend disponible une panoplie éblouissante de “bonnes choses” à la portée de l’homme – mais auxquelles il ne peut jamais accéder car on ne possède jamais assez pour tout acheter. La vie dans une économie de marché constitue une double tragédie, débutant par une insuffisance et finissant par une privation. Qu’il soit producteur, consommateur ou vendeur de travail, ses ressources sont insuffisantes pour acquérir les usages et les satisfactions potentielles. “Tu payes ton argent et tu prend ton choix”. Toute acquisition est une privation, chaque achat est un déni de quelque chose d’autre qui aurait pu être acquis à sa place. Nous sommes condamnés à la vie de dur labeur. A partir de ce point de vue angoissé, nous nous tournons vers les chasseurs. Si l’homme moderne, malgré tous ses avantages techniques, n’a pas encore les moyens, quelle chance possède ce sauvage nu avec son arc et ses flèches malingres? Après avoir équipé le chasseur avec des impulsions bourgeoises et des outils Paléolithiques, nous jugeons par avance que sa situation est sans espoir.
La pénurie n’est pas une propriété intrinsèque de moyens techniques. C’est une relation entre la fin et les moyens. Nous pourrions envisager la possibilité empirique que les chasseurs soient en affaires pour leur santé. Nous pourrions aisément concéder que souvent ils travaillent bien moins que nous et plutôt que d’être un boulot, la quête de nourriture est intermittente, le loisir est abondant et il y a plus de sommeil en pleine journée par individu que dans tout autre société. De plus, les chasseurs ne semblent jamais harassés ni anxieux. Certaines personnes sont heureuses de considérer que le peu qu’elles aient constituent déjà une bonne fortune. En cohérence totale avec leur mobilité, chez les chasseurs les besoins sont limités, l’avarice désamorcée, et la capacité d’être transporté, la valeur principale dans l’ordre économique des choses.» (Réimprimé dans Stone Age Economics).
La propagande de l’agri-culture a maintenant fusionné avec les fantaisies officielles de l’état industriel qui se définit lui-même comme incontournable. Dans un ouvrage extrêmement intéressant, le professeur de Yale, Leonard Doob, montre l’inévitabilité du processus de civilisation – si l’on considère, dit-il, la civilisation comme signifiant une société technologique et lettrée. Doob donne de nombreux exemples de l’altération progressive des groupes le long de lignes parallèles ou convergentes vers quelque chose comme le monde Occidental moderne. Mais ses exemples commencent tous avec des peuples agricoles qui, sur toute la planète, vivent dans des environnements miséreux et détériorés et qui sont socialement et économiquement en train de s’effondrer sous l’impact des économies industrielles. Ils n’ont aucun choix car ils sont déjà les créateurs et les créations de l’état centralisé ou de sa forme plus grossière dans le système de villages tribaux. Son ouvrage est réellement une analyse du changement et du stress dans un système qui lui-même crée du mécontentement et son renforcement par les larbins des forces industrielles qui exacerbèrent le désir d’acquisition de choses et la croyance en des solutions idéologiques. Doob manque de reconnaître, ou peut-être de prendre conscience, que l’alternative véritable à la civilisation n’est pas l’économie des fermiers tribaux mais la chasse et la cueillette. Par opposition aux peuples cités dans ses exemples, les chasseurs-cueilleurs résistent à la flatterie de leurs voisins fermiers et éleveurs, des missionnaires, des bonnes âmes, des publicitaires et des soldats. Ce n’est qu’en les capturant, qu’en les piégeant, qu’en les piétinant et qu’en les cassant qu’on pourra leur faire abandonner leur “sauvagerie très primitive” en échange du paquet cadeau bien parfumé et joliment emballé de la civilisation.
L’Agriculture, une Pathologie Ecologique
Il est assez flatteur de penser que les diverses catastrophes, qui nous sont accessibles, soient toutes des inventions modernes mais cela n’est vrai que sous des aspects mineurs et sans importance – dans l’efficacité des outils et dans les rouages d’une machine, dans la magnitude et le taux d’accélération des problèmes. Les écosystèmes sur terre, dans l’air et dans l’eau sont en péril. Les poisons destinés à protéger les récoltes contre les pestes et les sous-produits toxiques de la civilisation industrielle ont encerclé le globe et se sont infiltrés dans les tissus de toute créature vivante. L’érosion des sols, la déforestation, la perte des marais, des espaces ouverts et des prairies, l’extinction des plantes et des animaux, sont accélérés par le doublement de l’humanité toutes les deux générations. Les problèmes contemporains ne sont nonobstant nouveaux que dans leur amplitude. L’arrogance et l’apathie (hybris et akedia) qui les sous-tendent sont aussi vieilles que la civilisation.
Il est commun d’observer que les hommes pensaient qu’ils pouvaient se permettre de dévaster le sol parce qu’ils pouvaient toujours migrer vers de nouvelles terres. Mais le niveau de migration, dans l’histoire du monde, par ces paysans qui eux-mêmes avaient brisé les reins de l’écosystème est faible: les migrants ont presque toujours constitué un surplus de sans-terre. Bien que de nombreux individus prennent maintenant conscience que nous vivons sur une planète limitée qui possède une capacité limitée d’absorber nos insultes, nous avons toujours vécu consciemment dans un monde fini, un espace connu, le centre du cosmos.
La réalité est perçue largement en termes d’expérience personnelle et immédiate. La montagne de mousse détergente et de poisson mort dans le ruisseau voisin n’est qu’un sujet d’inquiétude que pour les résidents locaux. Les foules qui périrent dans le smog de Londres en 1948 se souciaient probablement peu de savoir si toute l’Angleterre était sous le smog, tout autant que les Sibériens. Pour les centaines de milliers de personnes qui périrent dans les grandes inondations du Fleuve Jaune en 1852, tout le continent aurait tout aussi bien pu sombrer dans la mer.
Bien que l’amplitude des désastres potentiels soit devenue planétaire au 20 ème siècle, la calamité écologique qui fait périr des hommes n’est pas nouvelle. Ce qui n’était, par le passé, que des régions isolées de détérioration s’est étendu au point que ces régions ont maintenant fusionné. Les zones marginales de purification, les réservoirs d’air, les recoins non cultivés et les haies qui permettent aux espèces natives de survivre, pour assurer un renouvellement et une régénération, sont sur le déclin. Mais la faillite des systèmes locaux de sol et d’eaux, les inondations et les glissements de terrain qui font suite aux déboisements, la malnutrition générée par le déclin de la fertilité, l’empoisonnement par les déchets, les pestes et la famine dues à la surpopulation, la perte de qualité dans toute vie et la démence personnelle ainsi que la folie sociale afférentes à tous ces facteurs ont déjà frappé des millions de personnes de par le passé. Le désastre qui nous confronte maintenant est le prolongement d’un traumatisme planétaire qui débuta il y a 10 000 années. A cette époque, il y eut une transition vers un nouveau mode de vie, une transition qui se manifeste encore sur toute la surface de la terre, une implication progressive et civilisante dans un conflit avec le monde naturel et avec nous-mêmes.
Ceux qui utilisent un langage l’utilisent pour définir et reconfirmer leur identité culturelle. Au travers d’un processus parallèle, les différences comportementales, parmi des groupes séparés géographiquement de la même espèce, permettent de maintenir les démarcations grâce auxquelles les groupes se scindent et l’évolution progresse. Il se peut même que les préjugés à l’encontre des “autres” aient pu constituer une fonction adaptative et génétique précieuse pour l’homme avant que l’émergence de l’état politique rende possible l’idéologie – un corps inerte d’idées, historiquement justifiées, par lequel la société rationalise une agression organisée.
Avec l’émergence des premières cités armées et des civilisations mercantiles, les hommes commencèrent le processus d’idéologisation de leurs relations écologiques. Le génocide commença sur terre avec l’extermination des chasseurs-cueilleurs et s’étendit, sous forme de biocide, à la destruction sélective des animaux et des plantes sauvages sur la nouvelle base de valeurs politiquement structurées, une extension psychologique des guerres tribales de civilisation.
La polarité de la ville et de la campagne, imaginée comme les symboles respectifs de l’artificiel et du naturel, s’avère ne pas être du tout une opposition mais seulement un jeu de contreparties, les deux faces d’une même pièce. Lorsque l’agriculture libéra une partie de la population élargie de la nécessité morose de produire de la nourriture, il fut nécessaire de lier le producteur de nourriture à la cité plutôt que de l’en isoler. La nourriture était transportée vers la cité et les produits de la cité transportés vers le paysan – une connexion qui a toujours été plus que simplement économique. Elle a requis un réseau politique bureaucratique et, ce qui est plus important, un accord de base sur les valeurs et les objectifs. Le rat des champs, en se convaincant lui-même qu’il préfère son propre mode de vie, fait semblant que les différences soient réelles. Mais le contraste n’est excitant que par ce qu’il magnifie ce qui est relativement mineur. Sa visite à la cité est, après tout, sa récompense du service provincial caractérisé par des routines rudes et monotones. La cité représente traditionnellement le rêve de gloire du péquenaud – il ne voudrait pas y vivre mais il ne pourrait pas s’en passer.
Les forces oeuvrant à la destruction de notre monde ne sont pas simplement les conséquences d’une technologie industrielle. Certains ont incriminé une technologie déficiente, telle que les moteurs se gavant, digérant incomplètement des matières brutes et recrachant des déchets. D’autres considèrent que l’industrie est trop efficace – comme lorsqu’une productivité étonnante de maïs est réalisée en surfertilisant avec des produits chimiques qui s’infiltrent au travers du sol et polluent les rivières et les lacs en y faisant prospérer les algues. Les deux positions ont raison mais aucune des deux n’explique la situation présente. Alors que la biosphère est en train de défaillir de douzaines de manières, qui deviendront une centaine de manières demain, il est clair que ces défaillances sont des extensions d’événements mis en mouvement il y a longtemps, plus complexes en raison des overdoses de notre époque d’électronique et de combustibles fossiles, plus étendus en magnitude en raison de la taille de la population mondiale mais qui ne constituent pas un acte nécessaire et inévitable du drame humain.
Ecologiquement, le monde industriel n’est pas en opposition avec les pays sous-développés. Le paysan le plus primitif et l’industriel le plus avancé participent du même paradigme philosophique et progressiste. Un système de croyances non seulement relie tous les habitants des cités modernes de la planète, il les relie avec la société paysanne sur toute la planète, guidant et dirigeant leurs progrès au travers de conceptions mutuellement partagées des phases de la relation de l’homme à la nature. Ce système de croyances nous relie aussi au passé. Nos styles de vie et nos objectifs choisis sont similaires à ceux des peuples de Sumer il y a 6000 ans mais extrêmement différents de ceux de leurs ancêtres chasseurs d’il y a 14 000 années. Sous d’autres atours, nous restons des créatures des temps plus anciens. Nous sommes fondamentalement des peuples du Pléistocène et c’est en cela que réside notre espoir pour des lendemains.
Pouvons-nous envisager la possibilité que les chasseurs étaient plus pleinement humain que leurs descendants? Pouvons nous embrasser le chasseur comme une partie de nous-mêmes et une étape vers la réparation des blessures de notre planète et vers l’amélioration des qualités de vie? Je ne veux pas parler de retraverser la cour de la ferme à reculons: c’est peut-être l’erreur de tous les efforts passés visant à recouvrer une humanité plus harmonieuse par un “retour à la nature”.
Traduction de Xochi.