Le plus vieux tabou au monde. John Lash.

 

Comme je l’ai expliqué dans mon essai “L’Aube de la Révolution Enthéogénique”, n’ayant pas trouvé d’éditeur pour mon ouvrage “Le Paradis Interdit”, j’en ai présenté certaines parties sur mon site Metahistory.org. Dans l’introduction, j’y explique la nature insolite du tabou qui nous interdit, non seulement, l’accès aux plantes psychoactives mais qui nous occulte la connaissance même de leur existence. En d’autres mots, on nous interdit de connaître le fait même de leur interdiction et les raisons de cette interdiction. On nous empêche de nous opposer à ce tabou en nous maintenant dans l’ignorance de celui-ci.

Dans le présent essai, j’analyse, en termes du mythe Biblique de la Chute, le tabou qui a été placé sur les plantes visionnaires données par la Nature. C’est le contexte le plus approprié pour une telle analyse car les religions Abrahamiques, qui sont fondées sur ce mythe, représentent le mensonge paternel qui a été concocté pour dénier à l’humanité son héritage divin: la connexion avec Sophia, l’Anima Mundi, l’Intelligence consciente de la Terre.

 

Le Paradis Interdit

Cet ouvrage dénonce l’antique tabou concernant ce qui est, sans doute, l’expérience religieuse suprême de la race humaine. Il révèle l’histoire, jamais dévoilée, de la naissance de la religion avant même que les êtres humains n’aient élaboré des croyances sur l’essence de Dieu ou de la Divinité. Il affirme ce que les érudits de l’histoire et de l’anthropologie ont fini par comprendre grâce à des recherches intensives portant sur la perspective à long terme de l’évolution humaine: notre espèce a rencontré Dieu, la divine présence dans le monde, avant que nous puissions le définir comme tel. Cette rencontre eut lieu, il y a des milliers d’années de cela, avant même que toute forme de foi fût définie par la doctrine, le rite, la hiérarchie ou l’institution. Paradoxalement, la religion, telle que nous la définissons maintenant, ne devint possible que grâce à l’imposition d’un tabou sur l’acte religieux originel, à savoir la rencontre extatique, et sans médiation, avec la Divinité.

Ce que les êtres humains croient aujourd’hui au sujet de Dieu est déterminé par l’interdiction qui leur est faite de vivre l’expérience sublime qui sous-tend leur croyance.

 

Tu Ne Connaîtras Pas

«La question que notre siècle nous présente est la suivante: est-il possible de recouvrer la dimension perdue, la rencontre avec le Sacré, la dimension qui traverse le monde et qui atteint ce qui n’est pas le monde mais le mystère de la Fondation de l’Etre?» Paul Tillich, théologien. Harvard University.

Le plus vieux tabou au monde est, semble-t-il, l’un des plus puissants. Sa puissance d’interdiction ne peut pas être déniée mais elle est entachée, cependant, d’une faiblesse fatale. Dans le domaine des tabous, celui-là constitue une exception étrange et inexplicable. Les sociétés Indigènes de toute la planète observent, traditionnellement, des tabous ou des prohibitions rituelles. On trouve, parmi les plus communs, des tabous concernant la consommation de certains aliments: le tabou Musulman à l’encontre du porc, par exemple. Ou le tabou Hindou contre la mise à mort des vaches. De telles prohibitions peuvent paraître insensées, ou naïves, mais elles recouvrent une profonde compréhension. Tout autour du globe, les peuples Indigènes témoignent d’une sophistication qui fait défaut à notre société moderne parce que les tabous qu’ils observent sont transparents et qu’ils peuvent toujours être remis en question ou, même, être éliminés.

Traditionnellement, la finalité d’un tabou est de préserver la frontière entre le sacré et le profane, mais cette frontière est néanmoins poreuse. La vache sacrée, de la religion Hindoue, vagabonde dans les rues de l’Inde d’une façon routinière et nonchalante. La vache ne peut pas être sacrifiée: c’est le tabou. Mais en raison d’une conscience claire du tabou – une transparence complète – la présence de la vache dans le monde ordinaire (profane) éveille l’esprit à un autre monde, un royaume dont les choses possèdent une valeur différente et connectée à la dimension sacrée de la vie. Les valeurs sacrées et profanes coexistent et interagissent et ce modus operandi se perçoit dans la fonction des tabous et des objets interdits.

Dans les cultures Amérindiennes, les tabous s’appliquent à des animaux totems qui sont considérés comme des formes assumées par des ancêtres non-humains et par des guides de la communauté. La définition de ce qui est prohibé est explicite et connue de tous. Chaque tabou est spécifique à l’identité tribale de ceux qui l’embrassent et il est unanimement reconnu au-delà des divisions communautaires. Le castor ne va pas être consommé par les membres du Clan du Castor, par exemple. D’autres clans peuvent le consommer, s’ils le souhaitent. Mais, à certaines occasions, les membres du Clan du Castor consomment l’animal sacré lors d’une cérémonie de gratitude. Le tabou existe pour être rompu – mais rompu d’une manière harmonieuse, empreinte de respect, et cérémoniale. Une rupture périodique du tabou en préserve la nature sacrée.

Paradoxalement, la rupture du tabou est une façon de l’observer: le castor conserve son aspect sacré de par le fait de ne pas le consommer habituellement mais, lorsqu’il est consommé, la cérémonie communautaire de partage constitue un événement sacré. Les tabous fonctionnent positivement dans les sociétés Indigènes parce qu’ils sont ouvertement acceptés par les membres qui sont requis de les observer. La tribu connaît exactement ce qui lui est interdit de faire. Normalement, un tabou est franc et manifeste.

Il n’en est pas ainsi pour le tabou qui est imposé à l’expérience religieuse extatique induite par des plantes psychoactives ou par des plantes médicinales. Ce tabou est totalement exceptionnel et fondamentalement distinct du modèle universel de prohibition qui définit une frontière flexible entre le sacré et le profane. Dans cet exemple bizarre, le tabou se cache lui-même de ceux qui sont requis de l’observer. Le tabou placé sur la religion originelle est une prohibition qui maintient les observateurs dans l’ignorance totale de ce qui leur est interdit. Plutôt que d’appréhender la nature du tabou et de l’observer ouvertement et en connaissance de cause, la communauté (dans ce cas, toute l’espèce humaine) est frappée d’interdiction quant à la connaissance de l’existence du tabou et quant au partage de l’objet du tabou.

Considérons une analogie rudimentaire: il est interdit à une tribu de manger des haricots à la sauce tomate mais cette tribu, à proprement parler, n’en a jamais été informée: elle ne sait pas, en premier lieu, que les haricots à la sauce tomate existent et peuvent être consommés. Cela étant, ceux qui imposent le tabou doivent s’assurer que les haricots à la sauce tomate ne soient pas disponibles de peur qu’un membre de la tribu, ignorant du tabou, puisse les découvrir et les manger. Ce tabou inversé, comme on pourrait le qualifier, requiert que l’objet frappé de tabou soit occulté et, qui plus est, que son existence même soit déniée. Il requiert que toute connaissance de son accessibilité soit éradiquée mais, ce qui est encore plus dément, toute connaissance également de son inaccessibilité. Les membres de la tribu assujettis à un tel tabou inversé ne doivent même pas savoir qu’on leur interdit l’accès à quelque chose. Telles sont les conditions bizarres de la prohibition occultante qui opèrent dans le tabou inversé.

Les anthropologues, qui étudient les tabous et les systèmes totémiques, ne rapportent rien qui puisse ressembler, même de loin, à un tabou inversé, et ce dans tout le corpus des recherches anthropologiques. Le tabou inversé est un cas unique qui s’adresse à un facteur unique dans la nature humaine, dans les tréfonds de notre espèce: le besoin de connaître la source ontologique du monde naturel, la “Fondation de l’Etre” ainsi que Paul Tillich l’appelle en termes théologiques. Si nous acceptons que l’espèce humaine ait émergé de la Nature, alors la source ontologique – ou la “Fondation de l’Etre” – de l’humanité doit être le monde naturel. Le tabou inversé est imposé à notre connaissance de ce monde, avant toutes choses, quoi que l’on puisse imaginer d’un monde au-delà duquel la Nature même a émergé.

La prohibition Biblique “Tu ne connaîtras pas” constitue un acte clair et délibéré de déni. Elle détermine la dynamique particulière du tabou inversé, la manière dont il occulte ce qu’il interdit. Exprimé en termes plus explicites, le tabou stipule que “tu ne connaîtras pas” ce que tu es interdit de posséder. Le tabou est empreint d’une double malédiction: à l’encontre du partage de la chose frappée de tabou et à l’encontre de la connaissance même de son existence permettant de le partager. Telle est la prohibition extraordinaire et déconcertante stipulée dans la Genèse, le premier livre de la Bible. Le fait que la communauté (c’est à dire l’entièreté de l’espèce humaine) ne soit pas autorisée à connaître ce qui est interdit rend le tabou inversé particulièrement puissant mais également particulièrement vulnérable. Garantir la non-accessibilité de l’objet prohibé requiert des mesures renforcées de tromperie et de dissimulation (afin de ne pas nommer ce qui est dénié). Aucun tabou ordinaire ne requiert de telles mesures ou de telles stratégies pernicieuses.

 

Prohibition Occultante

Ceux, dans la communauté, qui imposent le tabou inversé savent pertinemment, bien sûr, ce qui est interdit. Par conséquent, la communauté se scinde entre ceux qui imposent le tabou et ceux qui y sont assujettis; ce type de division est totalement absent des moeurs sociales traditionnelles Indigènes. Cette rupture, dans la relation communautaire au Sacré, génère un système positionnant le groupe de contrôle d’une part et la majorité de la communauté, qui est contrôlée, d’autre part. En d’autres mots, le tabou inversé conforte une division clairement marquée du pouvoir, et plus particulièrement du pouvoir spirituel, et c’est cette division, plus que tout autre facteur, qui définit et détermine l’accès au Sacré. Cette division offre également des avantages spéciaux au groupe dominateur. Ceux qui imposent le tabou ont recours à la technique de la prohibition occultante pour contrôler la tribu.

La prohibition occultante est un outil puissant de manipulation sociale. Cette puissance particulière constitue précisément l’un des attributs du tabou inversé. Mais, dans ce contexte, il existe également un inconvénient pour ceux qui exercent le contrôle. Par opposition au tabou ouvert, qui est connu, adopté et accepté par toute la communauté, le tabou qui divise la communauté dépend d’une couverture, d’un programme de dissimulation qui maintient ses membres dans l’ignorance de ce qui leur est interdit. Le maintien d’une telle dissimulation n’est pas des plus aisés. Il exige, au fil du temps, un effort énorme et constant. Il requiert des stratégies occultes de coercition et d’intimidation. Et, ce qui est encore plus important, il oblige les contrôleurs à impliquer la communauté entière dans l’opération de dissimulation de telle sorte que ceux qui sont assujettis au tabou participent fondamentalement à la tromperie dont ils sont les victimes. Les faiseurs de tabous ne peuvent pas se passer de la complicité des gens qu’ils leurrent, grâce à la prohibition occultante, pour en garantir le succès.

Si l’objet frappé de prohibition occultante était révélé et si la tribu prenait conscience de ce dont elle est privée, tout le système de contrôle et de dissimulation imploserait. Une telle opération de tromperie est précaire et peut-être même dure à imaginer, mais cependant elle peut fonctionner et il est étonnant de constater qu’elle fonctionne même très bien. Mais, inévitablement, vient le jour où un membre de la communauté découvre ce qui est prohibé et caché dans le tabou inversé et le dénonce. Un tel moment se manifesta il y a cinquante ans, en 1957, en raison d’un événement particulier qui arriva aux USA et qui fut annoncé au monde entier, mais la nature de cet événement et ses répercussions commencent juste à être connues du grand public.

Traditionnellement, la chose frappée de tabou est un objet de pouvoir. L’accès à cet objet confère une force et une connaissance spéciales. Le plus vieux tabou au monde ne peut pas être détrôné sans accès à l’expérience qu’il prohibe, mais la tromperie qui a été tissée autour du tabou rend cet accès très difficile. Mon propos, dans ces essais, est de contrecarrer cette suprême supercherie par une argumentation claire, à la fois textuelle et graphique, afin de pouvoir raconter une histoire interdite et anéantir la prohibition occultante. Cela étant fait, ceux qui se sentent concernés (et qui osent) peuvent faire le choix «de recouvrer la dimension perdue, la rencontre avec le Sacré».

Dans ces essais, je vais décrire ce que le tabou a dissimulé depuis des temps très anciens, en remontant au mythe de la Chute rédigé par les scribes Bibliques aux environs de 600 avant EC.

 

Le Paradis Perdu

Le tabou inversé est occulte mais vous ne l’imagineriez jamais à partir de la lecture du texte qui le fonde. Paradoxalement, il est dissimulé à la vue de tous. Il est énoncé, mais de façon déguisée. En fait, ce tabou unique est explicitement décrit dans une histoire familière pour le monde entier: la Chute d’Adam et d’Eve dans le Jardin de l’Eden. Ce mythe n’est pas l’apanage du Christianisme. Il appartient à la triade des religions Abrahamiques, le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam. Ces trois religions présupposent toutes la chute de l’humanité à partir d’une condition meilleure ou supérieure. Toutes les trois stipulent également que l’humanité vit dans l’esclavage du dieu paternel. (Joseph Campbell souligna de façon convaincante que le mythe Levantin introduit la notion selon laquelle l’humanité est l’esclave de puissances extra-terrestres. Dans l’idéologie du maître et de l’esclave, le tabou inversé constitue l’outil primordial de répression.) Les religions Abrahamiques assument que nous, les humains, sommes corrompus, des créatures “déchues” – en jargon théologique, des pécheurs. Mais que signifie la perte de la condition Edénique, à part la notion doctrinaire de péché? Cette question nous ramène à ce que j’appelle la religion extatique, la religion originelle.

Définie en termes du mythe de la Chute, la religion originelle constitue un contact direct avec le Sacré tel qu’il était connu d’Adam et d’Eve avant qu’ils ne fussent chassés du Jardin de l’Eden. Le Paradis était le leur, non pas avant qu’ils aient mangé le fruit défendu mais avant qu’ils aient été punis pour cela. Mais ce n’est pas vraiment ce que le mythe prétend, n’est ce pas? Selon l’interprétation habituelle, le mythe affirme que les parents originels furent chassés du Paradis pour avoir consommé du fruit défendu – c’est à dire pour un acte de désobéissance. Ce que le mythe n’explicite pas, c’est qu’en fait l’état paradisiaque était induit par l’acte de consommation et que la Chute résulta du fait que la plante qu’ils mangèrent leur fut supprimée. L’Eden est un espace, le paradis naturel sur Terre, mais la conscience d’y être présent procède du fruit défendu qui y croît. C’est le premier facteur occulté dans le message déguisé du mythe.

Le langage du mythe de l’Eden utilise une syntaxe mensongère et délibérément pervertie: elle nous conduit à présumer que la cause de la Chute fut un acte de désobéissance alors qu’en réalité la Chute se manifeste non pas parce qu’Adam et Eve désobéirent mais parce qu’ils n’ont plus le droit de posséder ce pour quoi ils ont été punis d’avoir profité. Leur punition est une perte de l’accès à la chose même qui leur révèle qu’ils vivent en fait dans le Paradis. C’est le second facteur occulté dans le message déguisé.

«Ne mange pas du fruit défendu»: c’est le plus vieux tabou au monde. Le tabou qui frappe la consommation de l’Arbre de Connaissance apparaît être imposé pour le bien de l’humanité, selon la volonté du dieu paternel. Mais cette affirmation ne tient plus dès que le programme occulte, inscrit dans le mythe, est dévoilé. Il devient alors possible de comprendre comment la prohibition divine oeuvre à l’encontre de l’humanité, à l’encontre de l’accomplissement de la spiritualité humaine (ou du potentiel humain, si vous préférez). En raison de la tromperie qui l’informe, le tabou doit être inversé et doit passer pour une prohibition empreinte de sagesse et de compassion, un acte de protection de la part du Créateur qui interdit à l’humanité d’avoir quelque chose, “pour son bien”.

Le mythe Edénique, dans la Genèse, contient une série de motifs qui se fondent dans une narration familière, exprimant le démérite de l’humanité au regard de Dieu: l’homme est institué le gardien du monde naturel, il ne lui est pas permis de consommer de l’arbre de connaissance du bien et du mal et il est menacé de mort s’il désobéit; Eve apparaît, forgée des côtes d’Adam, son propos est d’être sa compagne; le serpent sur l’arbre tente Eve, lui dit que le fruit est bon et il contredit Dieu en précisant qu’elle ne mourra pas si elle en consomme mais qu’elle deviendra l’égale des dieux, connaissant le bien et le mal; Eve mange du fruit défendu et l’offre à Adam qui en mange également; ils réalisent que l’arbre «doit être désiré pour rendre sage» et cela leur plaît; «leurs yeux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus»; Dieu découvre leur désobéissance lorsqu’il réalise qu’ils savent qu’ils sont nus; Dieu maudit le serpent, instaure l’inimitié entre l’homme et la femme et entre la femme et sa semence, il les condamne au travail, condamne la femme à la souffrance dans l’accouchement et à l’assujettissement à son époux, il les condamne tous deux à manger des herbes épineuses et à mourir, en retournant à la poussière.

Et finalement, le Créateur expulse nos parents originels hors de l’Eden.

La réaction du Créateur à la consommation du fruit défendu est violente dans sa nature et blessante dans ses conséquences. La Genèse nous informe, cependant, que «Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal.» Genèse 3:22 introduit un autre motif du mythe, à savoir un second arbre: «Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement». Pour contrecarrer une autre violation de sa volonté, Dieu chasse Adam et Eve hors de l’Eden.

 

Les Deux Arbres

Genèse 2:9 décrit les deux arbres, celui de la connaissance et celui de la vie. Mais Genèse 2:17 ne prohibe que la consommation du premier. Voici un autre facteur occulté dans la syntaxe du mythe. La lecture du mythe, dans toutes ses subtilités, nous permet de découvrir que la consommation de l’arbre de connaissance engendre le risque qu’Adam et Eve puissent consommer de l’arbre de vie, arbre qui n’est pas expressément prohibé. Pourquoi Dieu est-il si effrayé que la consommation du premier entraîne la consommation du second? Sans doute parce que la réalisation obtenue, au travers de la consommation du fruit de l’arbre de connaissance, génère la reconnaissance de la nature de l’arbre de vie. Le fruit défendu donne aux parents originels l’accès à la source biologique même de leur existence, “l’arbre de vie”. Comme cet arbre ne pouvait être atteint que si le fruit de l’autre arbre était consommé, son accès n’avait pas besoin d’être dénié. Sans le fruit défendu pour ouvrir leur vision, Adam et Eve pouvaient profiter de l’arbre de vie pour la nutrition, pour se sustenter, mais non pas pour accéder à ses secrets les plus profonds, non pas pour atteindre le secret de la vie elle-même. L’arbre de connaissance confère la sagesse qui ouvre la voie au secret de l’immortalité, représenté par l’arbre de vie (en termes modernes, l’ADN, le génome humain, l’évolution ontogénique et phylogénétique).

Ces significations cachées et encodées de façon trompeuse dans le mythe de la Chute ne sont pas évidentes si nous acceptons sans discrimination le message consensuel d’une chute de la grâce mais il est périlleux de lire superficiellement une histoire avec autant de motifs. Le message de l’humiliation était voulu par les faiseurs du mythe mais il ne pouvait pas être délivré sans inclure quelque information relative à la condition Edénique authentique, information qui devait être dissimulée. La distinction entre la sagesse qui donne accès à l’arbre de vie et l’état de compréhension naïve, qui la précède, n’est pas immédiatement claire dans le mythe; elle est cependant essentielle au cours des événements décrits. Placés dans l’Eden par le Créateur, les parents originels ne réalisent pas où ils sont et ne savent pas qu’ils sont nus. La consommation du fruit défendu (d’une plante visionnaire) transforme leur perception de sorte qu’ils prennent conscience de leur nudité – un motif généralement associé à l’émotion de la honte. Comme s’il existait un problème à être nus dans le paradis! Ce qu’ils perçoivent, en fait, c’est la beauté de leur nudité et de tout ce qui les entoure.

Pour Adam et Eve, la nudité primordiale non perçue de leurs corps est un état de perception incomplète: ils ne perçoivent pas les conditions naturelles dans lesquelles ils se trouvent, à savoir l’environnement naturel autour d’eux. Pour percevoir qu’ils sont nus dans le paradis, ils doivent avoir une conscience nue. Dans le Bouddhisme Tibétain, “demeurer dans la conscience nue” fait référence à la perception illuminée de la réalité dégagée de l’attention conditionnée et des préjugés mentaux. C’est une conscience directe de la Fondation de l’Etre en termes théologiques Occidentaux – exactement ce que Tillich évoque. L’histoire de la Chute encode un message épistémologique profond: l’humanité peut contempler la présence du monde naturel soit naïvement, selon des conditions prédéterminées, soit par illumination, par “conscience nue”. Cependant, cette distinction est obscurcie par la syntaxe dissimulatrice du mythe.

Avant qu’Adam et Eve ne partagent le fruit défendu, ils perçoivent le monde naturel de façon naïve, leur perception étant masquée par le médium du voile des cinq sens. Ils voient ce que les sens montrent à première vue, superficiellement, mais non pas ce qui jaillit profondément et intensivement du coeur des sens. La consommation du fruit offert par le serpent les rend sages et leur donne du plaisir de sorte qu’ils perçoivent ce qui les entoure dans un état altéré et accru de conscience et de sorte qu’ils se perçoivent eux-mêmes de la même manière. L’émotion de leur étonnant éveil à leur nudité n’est pas la honte, c’est le ravissement, la béatitude d’être vivant dans un corps physique. Lorsque le Créateur les trouve dans cet état d’extase naturelle, il est courroucé et s’en prend, d’une façon dure et monstrueuse, à ces deux étrangers dans le paradis.

Otez le langage de la dissimulation et le message caché du mythe devient clair: ce créateur veut que l’humanité reste dans un état naïf, comme un enfant qui peut être commandé, effrayé et menacé, et non pas dans un état d’illumination, empli de ravissement et de connaissance autonome et divine.

Jéhovah/Yahvé est assurément une divinité jalouse, un parent cruel et un maître courroucé qui châtie. Il interdit le sacrement naturel qui permet à Adam et à Eve de connaître comme les dieux connaissent, d’être gnostiquement éveillé. L’histoire Biblique de la Chute véhicule une prohibition directe de l’extase et déguise tout cela pour prétendre que la désobéissance est la problématique fondamentale de la Chute. Cependant, c’est la perte de l’extase qui constitue la cause réelle et, de loin, bien plus réelle que la réaction vengeresse du créateur paternel pour avoir été désobéi. Le mythe de la Chute nous désinforme quant à la condition qu’il est chargé de mettre en place. Il doit en être ainsi sinon il ne pourrait pas la faire perdurer.

La Chute n’est pas la punition pour avoir consommé du fruit défendu, c’est la conséquence de l’interdiction de manger le fruit, une fois qu’il a été goûté.

Lorsque l’humanité perd sa chance de faire l’expérience de la connaissance extatique du monde naturel et de réaliser sa propre faculté divine en relation avec ce monde naturel, elle chute “dans la condition humaine” pertinemment définie par les malédictions et les condamnations que le dieu paternel assène sur Adam et Eve. Nous sommes nés pour être des esclaves, pour souffrir et mourir, sans jamais connaître le ravissement de notre connexion originelle avec le monde naturel qui nous donne naissance. Tel est le message du mythe Edénique, lorsqu’il est décodé.

 

La Supercherie Originelle

A ce point, il peut sembler que je me contredise. J’ai affirmé, au début de cette introduction, qu’il ne nous est pas permis de savoir que le tabou sur le fruit défendu existe. Un tabou est inversé lorsqu’il ne stipule pas ce qu’il prohibe alors que le mythe Edénique le stipule. Il nomme l’objet frappé de tabou. Mais le nomme-t-il vraiment? Dieu frappe l’arbre de connaissance d’un tabou, il est vrai, mais il me faut de nouveau mettre en exergue ô combien ce mythe est facteur de dissimulation. L’histoire raconte que le fruit offert par le serpent sur l’arbre rend les mangeurs sages, leur donne du plaisir et transforme la perception qu’ils ont d’eux-mêmes et du monde qui les environne. Beaucoup est dit et de telles affirmations pourraient nous conduire quelque part si nous nous posions la question suivante: quel type de plantes, présentes dans le monde naturel, pourrait produire de tels effets? Nous ne nous risquons pas habituellement dans cette zone, cependant. Pourquoi non? Parce qu’en raison de la finalité perverse de sa construction, le mythe de la désobéissance n’évoque l’existence des plantes visionnaires – la pomme d’Eve, par euphémisme – que pour les condamner. Le mythe nomme la plante frappée de tabou mais nous interdit d’en connaître quoi que ce soit. Par conséquent, quasiment personne à laquelle la question suivante aura été posée: “Quelle était la nature du fruit défendu de l’Eden?”, sera capable de répondre: “C’était une plante visionnaire psychoactive”.

Les faiseurs de mythe, qui rédigèrent le mythe de la Chute, avaient pour but d’insister sur certaines problématiques – le péché et la sexualité, l’obéissance aux parents, la culpabilité, le châtiment, la lutte entre les genres, la procréation et les douleurs de la naissance, le dur travail et la mort – et d’occulter, autant que faire se peut, ces attributs de la scène Edénique d’éveil qui se réfèrent à l’environnement naturel dans lequel il se manifesta. Ces attributs sont la connaissance illuminée, le ravissement, l’innocence (“ils ne savaient pas qu’ils étaient nus”), le plaisir sensuel, l’accès aux secrets de la biologie, un sens éthique accru (“connaître le bien du mal”) et le sens de l’immortalité. Telles sont les valeurs éradiquées dans la narration Edénique. Ces valeurs sont minimisées en faveur des thèmes de l’oppression, du péché et du rejet. Les valeurs naturelles du mythe, comme on pourrait les appeler, n’ont pas été occultées par accident mais bien par tromperie délibérée.

Le mythe est “trafiqué” pour cacher tout ce qu’il doit révéler, quant à l’état de connaissance extatique du monde naturel, afin de prohiber cette béatitude. L’histoire de ce que le mythe prohibe ne peut pas être racontée sans inclure ces aspects mais ils doivent être dissimulés afin d’accomplir la finalité délibérée de la narration.

Le motif du péché originel, formellement élaboré par Saint Augustin au 4ème siècle, déguise en fait la supercherie originelle des faiseurs de tabou, les prêtres-scribes qui inventèrent le péché humain et le châtiment divin. Cette invention dépend de la division de la société induite par le tabou inversé: ceux qui interdisent et ceux qui ne savent pas ce qu’on leur interdit. Au travers des millénaires, la foi Judéo-Chrétienne a mis en exergue l’inclination humaine au péché et le besoin du Créateur de punir les pécheurs et presque rien n’a été fait pour percer le voile de ce drame et pour accéder au sens naturel du mythe Edénique. Les croyances se rapportant à la Divinité, qui sont inspirées du mythe, sont dramatiquement en conflit avec les croyances qui sont à découvrir par derrière le mythe.

 

Le Psautier de Paris Eadwine

Le mythe de la Chute décrit la perte de l’expérience religieuse originelle de connaissance extatique mais, ce faisant, il confirme qu’une telle expérience est possible. Le motif du paradis terrestre, un thème dominant dans l’histoire Chrétienne, encode une potentialité magnifique et porteuse de vie: l’éveil, dans une extase visionnaire, à la réalité divine du monde naturel et de la condition humaine. Il est étonnant de voir ô combien peu d’intérêt et d’inspiration a été suscité par ce motif, en comparaison du motif de la Chute qui met en valeur le péché, la souffrance, l’esclavage et le châtiment, thèmes qui ont consumé l’imagination humaine depuis 2500 ans. Mais il n’existe pas de paradis perdu sans paradis à reconquérir.

«Si les portes de la perception étaient purifiées, toute chose apparaîtrait à l’homme comme elle est, infinie.» William Blake, poète et mystique Britannique.

L’affirmation selon laquelle l’humanité est “chutée”, c’est à dire moins que ce qu’elle pourrait être, peut être contrebalancée par l’affirmation selon laquelle le potentiel humain est ouvert à l’apprentissage et à la découverte, susceptible de développement et qu’il peut évoluer à l’infini. Le plus vieux tabou au monde s’oppose à cette dernière affirmation et dénie la promesse évolutive du potentiel humain, sans la réfuter ouvertement. Une tromperie astucieuse, intégrée au sein du tabou, détermine comment le tabou fonctionne. Mes essais sur ce thème ont pour finalité de dévoiler cette tromperie.

Il existe, de nos jours, une abondance d’ouvrages sur la religion enthéogénique et la thèse de Wasson. Je ne suis pas le seul à dévoiler le tabou Biblique mais, dans ces essais, j’ai l’avantage d’une preuve rare de la survie de la religion extatique au Moyen Age, le Psautier d’Eadwine. C’est un livre de prières illustré du 12ème siècle qui n’existe qu’en un seul exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris. Il contient plus de 40 illustrations de champignons psychoactifs qui peuvent être identifiés botaniquement par leur forme et par leur couleur. Le Da Vinci Code exigea de longs détours de l’imagination pour valider le complot conspirationnel relatif à Jésus et à Marie-Madeleine. Le Psautier de Paris Eadwine est glorieusement explicite et ne requiert aucune spéculation. Il dépeint de nombreuses scènes Bibliques, incluant Adam et Eve dans le Jardin de l’Eden, embellies par des images de champignons. Une illustration montre Jésus, dans sa forme cosmique de Christ, offrant les champignons sacrés à nos parents originels.

Le Psautier de Paris Eadwine remémore le témoignage du chasseur d’hérésie, Epiphanius (310-403), qui écrivit qu’une secte, appelée les Ophites, vénérait le serpent de l’Eden parce qu’il conféra la gnose (la connaissance illuminée) à l’humanité. Le Psautier de Paris Eadwine est riche d’évidences graphiques de cette version hérétique de la Genèse. Selon les Gnostiques, Yahvé était un dieu créateur imposteur qui ne voulait pas que nous découvrions nos vraies origines dans l’univers et que nous assumions le rôle qui nous avait été dévolu sur Terre. En tentant Eve, le serpent offrit la vision religieuse au monde. Eve fut appelée “l’Instructrice” parce qu’elle obéit au rusé serpent et réalisa la perception supérieure qu’elle légua à Adam et à leurs descendants – c’est à dire à nous.

Mes essais portant sur le “Paradis Interdit” décodent le mythe Edénique et dévoilent ainsi une foi interdite par la religion telle que nous la connaissons: à savoir la foi en l’espèce humaine, en son potentiel divin enraciné dans le monde naturel. Ils racontent une histoire supprimée depuis longtemps et s’engagent sur un chemin peu emprunté, un chemin qui commença avec la réalisation primordiale par l’humanité de Dieu, de la Divinité, du Sacré, avant que la religion institutionnelle et doctrinaire ne se soit imposée à la place de cette réalisation directe. Afin de recouvrer la conscience paradisiaque qui nous a été déniée, j’ai recours à la thèse Wasson de la religion enthéogénique et je retrace ses ramifications, ses retombées, les pour et les contre, jusqu’au moment présent.

Je souhaite ainsi que tout un chacun puisse découvrir les ramifications de l’Inquisition Pharmacratique, à savoir le programme courant, et plus puissant que jamais, visant à interdire l’accès aux champignons et aux plantes données par la Nature pour guérir et pour induire la vision extatique.

John Lash. Chapitre 1. Le Paradis reconquis. Traduction de Xochi.

Collection Liberterre. Editions La Voix des Semences.